Esthétique
Sur l'art propagande par Fabien Bellat
L'art propagande est vivant par Fabien Bellat
Eloge de l'art propagande par Fabien Bellat
Note castelliforme par Fabien Bellat
La chute de Chambord par Fabien Bellat
Esprit du regard par Fabien Bellat
Connerie et Pouvoir par Fabien Bellat
Normandie-Russie par Fabien Bellat
Les Maçons par F. Bellat et JCKL
Pour une cosmogonie de la poésie par Antonomase de Speyer
Réflexions sur la différence par Henrri De Sabates
Note théorique par Fabien Bellat
Néologistique par F. Bellat et C. Lemoine
Vive Salieri ! par Fabien Bellat
Secrets latins par F. Bellat,
avec la participation d'H. De Sabates
La propagande, pour s'en protéger, il
importe de la connaître.
Fabien BELLAT
Il est même entre funèbre et
vivacité. L’art propagande aime à se survivre lui-même.
Alors, il s'érige ses propres mausolées. Afin que
son souvenir demeure présent, obsédant. Fabien Bellat [1] Télescopage de ultra et académique [2] Mémorial américain du Débarquement en Normandie, filmé par Steven Spielberg dans Saving Private Ryan
L'art propagande vous parle
III
Une Marche irrésistible
Art parlant. Telle est la nature de l’art propagande. Pourtant l’art propagande n’aime guère parler de lui. En vérité, il préfère négliger sa nature spécifique pour devenir oeuvre absolue. Aussi, curieusement, devient-il difficile de détecter l’art propagande — subtile, cette création évite les tonitruantes fanfares, dont l’écho se perd vite. L’art propagande préfère la solidité monumentale. Une solidité presque invisible dans le décor, cependant omniprésente. Toujours face à nos esprits, là où on ne saurait l’attendre. Certains films marquants jouent de cette présence — le rire selon Ernst Lubitsch, avec Ninotchka moquant la sévérité soviétique ; la pompe grandiose et destructrice dans Le Cid ou La Chute de l’Empire Romain d’Anthony Mann ou le Spartacus de Kubrick, tous films où l’individu clame sa révolte des empires en délire. Un autre cinéma semble moins d’art propagande : Derzou Ouzala (URSS, 1975) coécrit et réalisé par… Akira Kurosawa. Les studios Mosfilm, brillants organes de la propagande soviétique avaient eu l’idée de confier cet hymne à la fraternité humaine au génial cinéaste nippon — dans son pays comme en Occident, Kurosawa ne trouvait pas les producteurs qui aideraient à concrétiser son art formidable… L’URSS prit donc ce rôle de mécénat auprès d’un des plus grands cinéastes du XX° siècle, comme elle le fit jadis avec Eisenstein, réalisant ainsi l’un des meilleurs gestes d’art propagande qui puisse être. Derzou Ouzala, loin de figurer un pensum, constitue hors des raisons idéologiques, un chef-d’œuvre, sur l’URSS [1] rejaillissant le prestige d’une belle œuvre, humaine, grandiose. Car l’important dans l’art propagande n’est pas la propagande elle-même, mais sa manière d’imaginer la vie. Ex aequo dans l’obligation de servir la tyrannie — ecclésiastique ou politique — Michel-Ange et Chostakovitch [2] surent se créer leur jardin dans la propagande, inventant ainsi un art propagande victorieux des pauvres petits diktats du pouvoir. Il semble préférable de s’inventer une propagande plutôt que de subir celle, pathétique, des dictatures. De là, lorsque Aragon et Breton en 1952 s’opposèrent sur le réalisme socialiste (Breton écrivit alors Pourquoi nous cache t-on la peinture russe contemporaine ? et Aragon, mal à l’aise, tenta une Défense et illustration intitulée Réflexions sur l’art soviétique) , les écrivains achoppèrent sur cette pierre de discorde, encore prisonniers des formes extérieures de la propagande — ce n’est que plus tard qu’Aragon développa son « mentir-vrai » dépassant l’obligation réaliste socialiste. Quelque part la liberté enlevant la propagande aux despotes crée une inattendue composition. Viollet-Le-Duc, moins bridé comme architecte que sur les restaurations des cathédrales de Paris, Reims, Amiens…, lorsqu’il eût à relever de ses ruines le château de Pierrefonds pour Napoléon III, arriva à réunir archéologie et fantasmagorie monumentale. Pierrefonds vu du dehors parait un authentique castel féodal, surréel dans sa perfection intacte. Toutefois la muraille passée, se découvre un palais plus que médiéval, songe aux façades mouvantes, espèce de décor d’un opéra gothique, summum de virtuosité architecturale où la science bâtie touche à la poésie, détail des sculptures allant jusqu’à discrètement railler le pouvoir. Viollet-Le-Duc n’avait aucunement l’âme d’un serviteur : il ne construisit pas le château demandé, imposa son rêve, un songe insatisfait à ressusciter le temps des cathédrales mais le réinventant par lucidité et double sens, transformant Pierrefonds en art propagande d’une absolue étrangeté dans le monde industriel des locomotives. Un autre anachronisme rappelle l’art propagande : les peintures de Jean-Paul Laurens (1835-1921), L’Excommunication de Robert le Pieux, L’Interdit, L’Agitateur du Languedoc, Le Pape Formose ; Laurens devint par choix le dernier grand créateur d’un genre obsolète et déclamatoire, la peinture d’Histoire. Or, Laurens ne fabrique pas des illustrations historiques usées. Chacune de ses toiles ou fresques épure la composition au maximum, en vue d’atteindre la quintessence du message : la dénonciation du fanatisme — il peignait cela dans une France asservie par l’Ordre Moral ; les délires religieux anciens rejoignaient le présent. L’art propagande jamais ne dit un art mort ; l’art propagande joue du passé en dérivatif avertissant aujourd’hui ; la III° République le comprit bien qui fit de Laurens [3] son peintre porte-drapeau de la laïcité. D’ailleurs le cinéma emprunta également beaucoup à Laurens : les Jeanne d’Arc de Bresson ou Dreyer ont en certaines images repris ses conceptions. Parfois la peinture d’Histoire, celle de Delacroix ou Laurens, n’est pas art propagande mort : le cinéma en est né, tel l’enfant illégitime issu de la composition et du mouvement. L’art propagande s’adapte. Il change de support. Son murmure continue, fissurant la pensée unique, la truquant, réinsufflant l’art dans la propagande. Andy Warhol ne procédait pas autrement ; ses portraits si glamour ne sont pas autre chose que l’application des méthodes publicitaires au portrait académique. David, autre peintre face à la puissance, put au coeur de l’Empire de Napoléon I°, brosser enfin les morceaux épiques imaginés dès la Révolution Française. Outre l’idée impériale obligée, la grande machine du Sacre de 1804-1809 est l’héritière directe du Serment des Girondins. Effectivement l’art propagande parle par grandes images. Images quelquefois empruntées —l’origine appartient rarement à l’artiste, cependant le créateur d’art propagande la fait sienne, lui impose son esthétique. Même Goya qui, sans l’invasion des troupes impériales, en serait resté aux soporifiques portraits officiels. Goya n’est jamais autant espagnol qu’avec la barbarie des armées d’occupation, les sévices fouettant sa macabre imagination. Le 13 de Mayo, plus que peinture patriotique est peinture révoltée, art propagande brandi en miroir à la répression. Il faudrait aussi citer la photo de cet unique chinois contre les tanks de Tian-An-Men… L’art propagande est en marche. Rien ne l’arrêtera. Tant qu’un artiste saura retourner la bêtise du monde, l’art propagande propagera une vision universelle, entre lucidité et imagination. Tout art tend à se répandre. L’art propagande a choisi la parodie dominante, l’art propagande continue de s’installer au cœur des choses et de les réinventer. Pourtant l’art propagande retient de son époque seulement l’essentiel. L’art propagande se moque de la périssable actualité. Il veut l’éternité. L’artiste capable d’art propagande est celui amplement fertile, génial, pour avoir son expression propre — et de la graver au fronton des agitations contemporaines, jusqu’à les modeler de son sceau. Alors l’art propagande ne peut connaître de fin. Sa marche vit ininterrompue, parallèle au mouvement majeur de l’humanité ; voire même le contrecarrant par esprit de différenciation, mais toujours créant un regard extraordinaire. Sa marche s’anime des noms de Michel-Ange, Goya, Viollet-Le-Duc, Kurosawa, Chostakovitch, Andy Warhol, Picasso… L’art propagande n’est ni académique ni moderne. Il est au-delà. Il dépeint et transfigure toute l’humanité, de la souffrance à la gloire. Ainsi l’art propagande se transmet, victime et complice, lucide et insurgé, au final créateur de toutes les vraies apothéoses.
Fabien BELLAT. Moscou-St Pétersbourg, 13-15 juillet 2003.
[1] Nota : les studios Mosfilm eurent plusieurs fois cette tentation d’associer talents étrangers et soviétiques : Jacques Demy devait réaliser un film opérette, et Jean Dréville, sur un scénario de Spaak, Elsa Triolet et Constantin Simonov, fit un assez décevant Normandie-Niemen, ce qui prouve aussi la maladresse du genre du film de guerre : les ficelles y restent souvent trop grosses pour atteindre la finesse de l’art propagande. [2] Ce n’est pas pour rien que Chostakovitch composa un cycle vocal sur des poèmes de Michel-Ange ; entre eux les artistes d’art propagande se reconnaissent. [3] Nota : Victor Hugo et Auguste Rodin virent en Laurens un frère de combat — ils ne se trompèrent pas : Laurens fut un des seuls académiciens avec Anatole France à défendre l’innocence de Dreyfus.
NOTE CASTELLIFORME.
Ayumi, je te dédie cette métaphore dont tu es presque
la seule à connaître l'aboutissement d'écriture.
Tu reconnaîtras l'énigme. Fabien BELLAT. *Nota : ce que je recherche à réaliser dans le
roman sur lequel je travaille.
( pour Stéphanie Bourdy.) *
ou Au-delà des insinuations et méprises sur le rôle des artistes.
Même à Moscou la bêtise, que dis-je, la connerie crasse du gouvernement français arrive à m’indigner. Hier [1] Matignon et consort refusaient la négociation, traitant les citoyens comme de la merde, bafouant le courage de professeurs soucieux avant tout de la mission d’éducation — rabotée par des réformes qu’improvisent des énarques ubuesques tout juste bons à fabriquer des formulaires en délire. Du côté de l’argent, le baronneux Seillière (inusable courtisan glapissant son amour du pouvoir, lécheur de bottes plaquées faux or des ministériscules) dégoise à propos du système des intermittents du spectacle de « fric des travailleurs » -- comme quoi la culture devrait être interdite aux salariés, pour raisons d’économie ? Au passage, disons tout de suite que la culture doit être cotée en bourse pour plaire à la boursouflure patronale ? D’ailleurs ce seigneuriscule, qu’y connaît-il aux travailleurs, lui qui toujours fut un exploiteur ? En fait le noblaillon patronard Seillières m’évoque irrésistiblement un patron de 1938 — à cette époque les maîtres d’industrie jouissaient de leur revanche sur le Front Populaire, hyènes en costume III° République acharnées à abattre toute ombre d’avancée sociale. Seillières est de ce monde moraliste et profiteur. Cela arbore la même dégaine hautaine, l’identique morgue du faiseur d’argent méprisant moins riche que soi. Dans La Chute de Paris, le grand écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg observait les soubresauts d’une France pourrie courant vers le précipice de la collaboration avec les nazis. La France de la connerie et du pouvoir actuels ne vaut pas mieux : plus que la pensée, plus que la liberté, plus que l’humanité, elle admire l’argent et la bêtise proclamés idoles parfaites. Quitte à reprendre une terminologie politique d’autres temps, le spectacle contemporain parait déprimant : gouvernement et patronat ligués dans la haine de l’indépendance, la culture et l’intelligence. Le sens critique ? Cela empêche de dominer. Donc encourageons la débilité comme dogme. La connaissance coûte cher ? Aux immondices la culture. L’intelligence ne dégage pas de bénéfices ? Au pilori la réflexion ! Quelle superbe logique de nazi relooké Wall Street. Un Wall Street pauvre ersatz franchouillard de la débilité vorace, avare. Bravo le gouvernement, bravo le patronat : en deux décrets et presque autant d’ukazes, vous prétendez balayer le peuple qui a fait Corneille et Molière. Un peu de courage. Bientôt vous oserez pisser au grand jour sur Hugo, Matisse ou Albert Camus. Au passage, honte aux écrivailleurs suivant le déplorable exemple gouvernemental de la bêtisification rampante, ces discours déféqués de non sens prenant le passe-passe sémantique pour un acte politique, ces prosateurs trop heureux de pouvoir griffonner dans le langage à 10 mots hérités d’un tardif 1984… Que se passe t-il ? En 1789, 1830, 1848, 1870 les français bousculèrent les trônes suintant la vermine ; et la face du monde s’en trouva changée. Faut-il rappeler les régimes politiques faits par les peuples et non l’inverse… Un monde célébrant le mariage de connerie et pouvoir mérite un coup dans le derrière. Peut-être ma jeunesse ne comprend pas l’apathie régnante — j’ai été trop élevé dans l’honneur et le courage. Aussi mon écriture devient commencement de conscience active. Un auteur, ce me semble, s’il ne change pas le monde, tout au moins en redessine les contours. Il se trouve que mon monde met à la porte connerie et pouvoir—ou mon univers s’empare d’eux, les dévore dans la recomposition épique.
Fabien BELLAT. Moscou, 11 juillet 2003.
[1] Nota : 10 juillet 2003. D’ordinaire j’évite l’écriture d’articles à chaud, trop vite dépassés par l’actualité. Pourtant je diffuse quand même ce texte, lui estimant une certaine portée générale.
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Une petite anecdocte. Parti courir après un livre soviétique jusqu'à
Mers-les-bains, presque à la frontière normande (seul un normand
de naissance peut sérieusement avancer un concept aussi ridicule ; j'ai
toujours aimé me moquer des frontières) je rencontre un décor
aux façades effilochées. Décor apparaissant, disparaissant
dans la brume.
Erbefole anime trois rêves de Russie
: celui d'Ilya Borodino, d'Alexandre Fontaines et le mien. Pour chacun quelque
chose nous relie au lieu des coupoles dorées surmontées de l'étoile
rouge.
Ici le vent bat et renverse. Insensible, le brouillard recouvre les bâtiments
hibernants.
Personne. Une lueur unique brille dans la pseudo ville (une ville balnéaire
ne peut tout à fait être une ville) désertée ; celle
du bouquiniste de mes connaissances. Boutique tel un naufrage sur une grève
sableuse. Grève toute peuplée de villas à vau l'eau. Cela
respire le cercueil. Tout devient désuet. En résumé, je
trouve mon livre - Histoire de la guerre civile en URSS, rédigé
par Staline, Molotov, Gorki, Vorochilov.
Lorsque je referme la porte elle ne fait aucun bruit. La brume étouffe
les ombres aux mouvements désormais comptés.
Détail ne n'émouvant guère. Depuis longtemps je suis habitué
à vivre contre les atmosphères morbides. C'est la vieille histoire
du tambour battant opposé à l'obscurité muette.
En haut de la colline, juste après le vertige d'une falaise, est posée
l'église.
Pour l'atteindre il faut monter un long escalier aux marches cimentées,
entourées de barrières branlantes.
Dans l'humide grisaille les marches suggèrent de successives apparitions
minérales grises.
Si je regarde vers le sommet, vision d'une silhouette ramassée ; le clocher.
Et un calvaire noir dans la pénombre.
Là encore vide humain. Sur l'éminence c'est un sanctuaire de requiem,
comme les marches d'une exécution.
Sans trop de suggestion l'endroit se mue en polar. Ce qui va sortir de la brume
sera un cadavre dégringolant marche à marche, de l'église
assombrie à la falaise baveuse de traces écarlates.
Parce que l'émotion se domine mon oil se double de photographies.* Sans
doute je regarde, surtout je transforme en images.
Flaubert incarne l'homme prisonnier de la région, ce voyageur prisonnier
pourtant auteur du songe oriental Salammbô.
Une évasion à la Flaubert serait-elle toujours possible ?
La place oblige au regard mausolée. Cette église de briques pourpres
ternies par la suie, cloches au son aigre contre le zéphyr maritime.
je la refuse.
Pour cet escalier il faudrait un couronnement aux dômes pris de la valse
d'anges musiciens.
Le brouillard ne pourrait disparaître, mais elle dévoilerait des
bouleaux laiteux, troncs d'ivoire.
Des arbres ténus contre les villas décédées. Un
bulbe polychrome orné du hiératique Pantocrator orthodoxe plutôt
qu'un clocher acéré tel le scalpel d'un divin chirurgien.
Galets et falaises s'évaporent, ils ne se heurteront plus dans l'agonie
suintante. Voir la ville aux bois et briques en dérive se couvrir de
sable. Cette fin de Normandie prend plaisir à changer les fonds peints,
théâtre qui pourrait s'enjoliver d'une steppe bruissante, à
l'horizon un monastère aux coupoles brillantes.
Derrière les villas ces fenêtres peintes amènent une lointaine
apparence.
Pourquoi demeurer prisonnier du lieu ? Changer le décor suffit.
Une brume, mer ventée, ville décomposée apportent l'illusion
inespérée.
Pour cette fantasmagorie, nulle nécessité d'attendre le départ
du navire.
Fabien BELLAT.
Mers-Le Tréport, 26 janvier 2003
*Note : Erbefole prévoit leur diffusion ultérieure.
On dit que Joseph n'est pas un créateur. On dit
aussi : "Fabien n'est pas un visuel".
Certes, les projets visionnaires - mais plus littéraires - ont ma préférence.
Joseph, lui, favorise les expériences en images et en imagination.
Qualités antagonistes - ou complémentaires ?
Notre collaboration suit ce principe.
Nos personnalités, quoique différentes, se rencontrent pour ajouter
leurs capacités réciproques.
Nous sommes comme des maçons.
Chacun apporte une idée - sa brique.
Autant dire des concepts dissemblables mais que nos discussions complices, amicales,
finissent par allier puis fondre en réalisant un matériau unique,
conséquence de nos mises au point successives cumulant les aspects positifs
de l'intuition, la modelant patiemment en une créatrice alliance.
Donc, tous deux nous fournissons une brique.
Un parallépipède à tendance visuelle ou narrative...malaxé
dans le creuset fertile de nos réflexions. Aussi nous les posons à
la suite, liés par le mortier intellectuel, afin de former une muraille
cohérente.
Lorsque nous atteignons la longueur désirée, nous établissons
une assise supplémentaire.
Bien sûr, nous veillons à ce que la création reçoive
la largeur de vue adéquate ; donc un mur stable, bien conçu, agencé,
pesé, artistique en somme.
Du mur artisanal, nous passons au monument. Par notre alliance et entente, notre
oeuvre parvient à atteindre ce stade. Si nous figurons des maçons,
nous en sommes des consciencieux, réticents envers le délire de
l'inspiration quelquefois inopportun ; des gens soucieux de la qualité
de leur bâti - de leur création.
Cette étape, nous ne la craignons en rien. Déjà nos travaux
ensemble tiennent du muret de jardin. Nos projets actuels envisagent de passer
à la dimension de la maison.
Et pour l'avenir...un peu plus.
Alors nous incarnerons de vrais maçons.
Des maçons de l'art.
Fabien BELLAT
Joseph CHANE-KAÏ-LUAN
Étretat, le 3 juillet 2001
Pour
une cosmogonie de la poésie
[La] revue [Expérimentalisme],
et plus largement, la tentative Expérimentaliste, sont des ponts de cordes
lancés par-dessus le gouffre de la Vanité. Le temps n’est pas
révolu, où Rimbaud, dans ses Illuminations, pouvait écrire
: « ‘‘Rien n’est vanité à la science et en avant!’’ crie
l'Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout
le monde. » A nous l’effort de substituer
à la voix de cet Ecclésiaste moderne, une voix plus conforme à l'Ecclésiaste (le vrai,
cette fois, c’est à dire celui de la Bible). Et gardons-nous, le moins
provisoirement possible, de tomber dans le gouffre.
Inventer des langages pour appréhender et comprendre,
donner des définitions, philosopher, jouer les musiques et pratiquer
l’art dans ces multiples dimensions, c’est avant tout la façon la plus
radicale de s'approprier le monde en structurant notre espace de perception,
mettre en place des repères pour rendre ce monde ergonomique. C’est instituer une cosmogonie fugitive, et transcender cette
absence apparente de signification, monstrueusement béante devant nous.
Car le besoin de cosmogonie est le premier besoin vital. Besoin ressenti dès-lors
que le moindre oui est
rétorqué à la vie. Besoin auquel répond la Philosophie,
la Religion, l’Art, et chacune des formes innombrables et souvent inattendues
qu’ils peuvent revêtir. Le monde est une muse dont le corps parfait est
couvert d’huile parfumée : Il nous glisse entre les doigts, et l’on en
garde que le parfum.
Le monde, ce gouffre, ne riment à rien. La Poésie
doit parler de ce rien,
en faire son anti-matière, et le faire rimer de plus belle.
Il s’agit ici de vivre. L’athéisme total n’est pas humain. Erigeons donc une
cosmogonie de papier, une cosmogonie de la Poésie contre la cosmogonie
prémachée de la Communication, puisque les constructions mythologiques
du scientisme contemporain ne nous satisferont jamais et que Dieu sera toujours
boiteux. Remettons à l’ordre du jour le « dérèglement
de tous les sens », et profanons les autels de la Communication, comme
aujourd’hui sont profanés ceux de la Communion. Communiquer ! Le verbe
de la transitivité affecté d’intransitivité : Moins qu’un
néologisme, un clone, inutile ! Danser autour du gouffre de la Vanité
comme nos ancêtres les plus lointains dansaient et chantaient autour du
feu sacré : Voilà la volonté Experimentaliste. Et gare
aux vestales infidèles : Elles sont enterrées vives!
Antonomase de Speyer
Dagneux, mars 2000
(éditorial de la revue n°2)
Il n'y a pas de beau, il n'y a pas de laid. Il n'y a pas de bon, il n'y a pas de mauvais. C'est à chacun de juger par soi-même, sans que l'on ne juge à sa place (ce qui malheureusement ne se produit que trop souvent). Et pour pouvoir vraiment juger quelque chose à sa juste valeur, il faut encore se défaire de tous ses préjugés, voir la chose comme elle est et la prendre comme telle, la chose en elle-même et uniquement elle.
Ainsi donc, il n'y a rien d'inintéressant vu que toute chose est une expérience nouvelle, unique en son genre, malgré toutes les ressemblances qu'il peut y avoir avec d'autres expériences passés : de la même façon qu'Héraclite a dit que l'on ne peut descendre deux fois dans le même fleuve, si deux artistes produisent deux oeuvres apparement identiques, chacune d'entre elles sera pourtant unique en elle-même car fait de la main d'un autre, avec un autre point de vue, d'autres expériences passées... Ou encore, si le même artiste essaie de reproduire quelque chose qu'il a déjà fait, il ne le pourra jamais du fait qu'il aura entre-temps vécu de nouvelles expériences, appris par lui-même de nouvelles choses, ce qui fait qu'il produira inévitablement quelque chose de nouveau, qu'il le veuille ou non et malgré toutes les apparences.
Nous sommes des éternels apprentis et éternels créateurs.
6 milliards d'humains, 6 milliards d'êtres différents aux opinions différentes.
Henrri De Sabates
Canteleu, 1999
L'idée qu'il existe seul un
Art parait largement spécieuse.
En vérité, l'art suppose le concept d'orientation, de direction
vers une ou plusieurs attitudes : concision, cohésion, baroquisme, lyrisme...
Prépondérante aussi se situe la notion de classisme ; classique
au sens de synthèse.
"Pas de classique qui ne soit économe
de ses moyens, qui ne subordonne toutes les grâces de détail à
la beauté de l'ensemble, qui n'atteigne la grandeur par la concision" selon la pensée de Maurice Denis.
Reste à s'entendre sur l'identité exacte du classique : il se
trouve un classique serein comme un eutre triomphaliste, un autre encore fantastique
ou fastidieux.
Dans le sens de synthèse, le classique peut incarner plusieurs aboutissements
: celui lyrique ou austère, enlevé ou sec - tout est question
d'orientation.
En soi, suivant la sensibilité du créateur, suivant la manière
qu'il se fixe ou choisit afin d'exprimer sa parole sythétique.
Cela doit également tendre à la modernité comme à
la reprise de la tradition.
Mi il ne faut jamais donner libre cours à la précipitation vers
l'avant suivant le stupide préjugé de progrès.
Quant au regard sur le passé - une résurgence - il devra parvenir à la rénovation : ni de l'académisme
ni une détestable réaction, en somme une remise
à neuf.
C'est-à-dire reprendre ce qui peut l'être en accord avec un esprit
contemporain - ou à l'encontre, ce qui importe vraiment c'est la valeur
esthétique de cette expérimentation.
Donc se tourner vers les formes anciennes dans l'orientation de synthèse
classique peut être une réponse d'art ; à la condition de
demeurer ouvert à toute possibilité de forme nouvelle qu'on pourrait
entrevoir dans cet artistique questionnement.
Fabien BELLAT
Paris, 29 octobre 2001
Comment reconnaître un auteur atypique ?
Il a l’agaçante manie d’inventer des néologismes. Le complexe
du néologisme relève de l’incurable névrose littéraire.
L’auteur en est possédé, mû par une nécessité
intérieure.
A moins que ce ne soit pour la pernicieuse jouissance de crucifier les puristes
du langage…
Glauquisant.
poéticailleur.
délirifiant.
Les Ephémérides de Versailles contiennent ces barbarismes afin
de réaliser un peu plus la tonalité baroquisante de l’ouvrage.
Puisqu’une œuvre qui se fonderait uniquement sur un langage donné s’affirmerait
incomplète, tout juste esquissée. Tandis que les Ephémérides
tendraient plutôt à une effervescente résurgence langagière,
fertile, et caetera.
Glauquisant : adj. Le caractère glauque d’un objet particulier.
Ex : une atmosphère glauquisante
Poéticailleur : n.m. Se dit d’un poète à la petite
semaine. Ex : ce poéticailleur a trouvé sa Juliette.
Délirifiant : adj. Qualifie ce qui se vautre dans les méandres
d’une imagination malsaine. Ex : Mallarmé plus Lautréamont
moins Valéry égale un mixer délirifiant.
Pourquoi créer des néologismes ? Pourquoi tant d’acharnement ?
C’est que l’esprit néologistique exige le refus de sacrifier aux idoles
obsolètes. Il appelle la foi dans la renaissance du Verbe. Ce même
au risque de son iconoclasme.
Faussevraiment, glosailler, anti-ire, essayiscule, versaillifier…
Autant de termes s’efforçant de continuer un substrat préexistant ;
le néologisme pour compléter l’ancien vocabulaire, non pour le
détruire. Face à l’afflux des errances sémantiques, nulle
persécution possible, nul barbare patoisant à jeter dans l’arène…
Prêchons a contrario l’assimilation bienheureuse, l’exaltation de participer
à la recréation du Verbe, le néologisme comme croisade
contre la routine.
Halte à la stérilisation littéraire.
Haro sur les harengs saurs du langage déprécié !
Que ressuscitent les parlers défunts, que se lèvent les prophètes
du roman, du récit, de l’ode, du sonnet, du drame, de la tragédie,
de la satire…
Super-illusion de la glosaillerie où l’on sermonne sur une vérité
reconnue, tel ce philosophe convaincu de l’illusion de toute chose, expliquant
la douleur de la mort de son fils par une super-illusion. Le néologisme
n’est pas tout. Instrument nécessaire, il ne saurait toutefois être
considéré ainsi qu’une fin en soi.
La néologistique ne doit pas devenir une dialectique de plus. Le néologisticisme
ne remplacera jamais le langage.
Aucun créateur ne pourrait légitimement en rester à ces
épars bricolages linguistiques, de l’acabit, du télescopage, de
la désinence… Encore faut-il qu’il sache l’intégrer à une
manière, à un style abouti.
Pourtant, toujours le néologisme figurera l’eau muée en vin, face
à la sécheresse ambiante et triomphante, il produira le don inspiré
de la manne.
Fabien BELLAT,
Clément LEMOINE.
Eglise
St-Gervais, Paris, 7 août 2001
Vive
Salieri !
Ou La musique foudroyée.
(Pour Alex Fontaines, j'offre ce paradoxal hommage à un compositeur que peut-être tu découvriras.)
« Jeune Mozart cherche son Salieri pour entretenir une longue relation
de jalousie. »
Cette annonce, je l'écrivis pour des amis potaches désirant obtenir
des déclarations surprenantes via les journaux publicitaires.
Mal m'en prit. Car une légende peut se cacher derrière une autre.
SALIERI : ce nom symbolise l'artiste officiel qui martyrisa et rejeta dans l'obscurité
un authentique et fulgurant génie.
Foutaises. L'Histoire et la petite opinion commune aiment trop les ragots élevés
au pinacle.
Mais qui était vraiment Salieri ? Rappelons d'abord sa postérité
; Antonio Salieri (1750-1825) eut pour élèves Hummel, Schubert,
Liszt et. BEETHOVEN. Salieri, s'il n'était point absolument génial
a prolongé son ombre au XIX ème siècle en aidant à
la naissance des plus grands musiciens du temps.
Ensuite, lorsque Mozart invita son collègue Salieri dans sa loge du Theater
auf der Wieden pour lui faire découvrir sa Zauberflöte, les
« bravo » et « bello » nombreux que Salieri émit
au cours de la représentation, Mozart ne manqua pas de les signaler dans
sa lettre du 14 octobre 1791 à sa femme.
Mozart et Salieri, deux compositeurs s'estimant réciproquement ?
Ce n'est pas l'image que retint Milos Forman pour son superbe et très
faux film Amadeus, avec le remarquable F. Murray Abraham dans le rôle
de Salieri. Trève de racontars. On sait pertinemment que Mozart connut
Gossec lors d'un voyage à Paris vers 1762-1766 et, des années
plus tard, Mozart pour son Requiem emprunta considérablement au
très beau Requiem de Gossec.
Les deux ouvres s'interpénètrent, les idées traversent
une époque pour connaître une synthèse éphémère,
jusqu'à ce qu'une nouvelle et quintessentielle synthèse vienne
remettre en cause la précédente.
De même, la formation musicale de Salieri entre Italie (héritage
de Tartini) et Autriche (dépassement du style de Florian Gassmann et
Gluck) le prédisposait particulièrement à une synthèse
des aspirations sonores du XVIIIème siècle.
Ainsi, ses opéras La Locandiera (d'après Goldoni), Falstaff
(d'après Les Joyeuses commères de Windsor, Shakespeare)
et Angiolina, ou Le mariage murmuré (d'après Ben
Jonson) héritent de l'Italie mais lui tournent déjà le
dos afin d'inventer une culture Européenne.
Avec en outre un Don Quichotte, Salieri traverse l'Espagne, suite à
l'Italie vénitienne de Goldoni et l'Angleterre de Shakespeare ou Jonson.quelle
curiosité ! Un artiste curieux ne peut être absolument mauvais.
Là, l'Opéra est sans doute la forme d'universalité intellectuelle
la plus vaste ; l'exigence de Salieri quant à ses sujets s'accompagne
d'une ouverture géographique impressionnante même pour l'époque
- puis jusqu'à un certain polyglottisme puisque Falstaff s'orne
de passages en langue allemande tandis que le livret transpose l'anglais de
Shakespeare dans le quasi obligatoire italien d'Opéra.
En cela, l'Opéra serait une réunion européenne inédite
: qu'importent les spécieux impératifs diplomatiques lorsque l'ouvre
se doit de fusionner plusieurs sources. Voici une guerre un peu plus intelligente
que celle d'assiéger et raser telle ou telle place forte.
De la sorte, Salieri représente le compositeur ouvert sur le monde.
Le jeune Mozart ne pouvait que relever cette disponibilité, ce talent
apte à maîtriser toutes les sources de par sa formation protéiforme
et par une véritable personnalité artistique.
En vérité, les opéras de Mozart doivent beaucoup aux portes
que ceux de Salieri ont enfoncé, pour le plus grand bénéfice
de la musique.
Salieri a dégagé des perspectives, Mozart en a dessiné
la toile de fond, en guise d'apothéose.
.
Plus que Salieri
qui aurait prétendûment volé à Mozart, c'est Mozart
qui a dérobé à Salieri.
Parce que Mozart a recueilli le plus beau dernier souffle du XVIII ème
siècle et y a mis la plus extraordinaire et brillante clef de voûte
- c'est-à-dire son talent propre - Salieri s'est vu dénié
les clefs de sa gloire méritée.
Les légendes ont souvent la courte vue.
L'envers des légendes semble davantage épique que l'image polie
habituellement contemplée. Qu'on me permette de préférer
la rugosité des impostures historiques aux célébrités
affadies assénées sur Mozart ou d'autres.
Certes Mozart tient de l'unique. Or, son unicité irradie mieux dès
lors qu'elle peut être remise en cause. Malmener l'Histoire, c'est aussi
retrouver sa saveur réelle.
En quelque sorte, Gossec + Salieri = Mozart ; Mozart
+ sa culture musicale = XVIII ème siècle. Hérésies
suivant les légendes autorisées selon lesquelles le génie
apparaît isolé, rejeté de tous, créant dans la fièvre
de sa soupente.
Mais voici que vous faites intervenir le spolié Gossec et Salieri le
prédecesseur-butoir, voici que vous ramenez toute l'humanité musicale
dans un génie.
Que faites-vous ? D'un génie-solitaire vous créez un génie-synthèse,
celui le plus à même de s'élever au dessus de la fange de
son époque.
*
Un auteur soviétique
qui n'avait pas l'envergure de ses confrères Alexandre Fadéev
et Ilya Ehrenbourg , V. Ajaev écrit dans son très conforme roman
Loin de Moscou à propos d'un ingénieur envieux «
Ah quel triste Salieri de l'Adoune fait-il ! »
Le soviétique discipliné se souvenait de Salieri. Le souvenir
est beaucoup. Cependant il n'est rien s'il n'existe qu'en surface.
Salieri n'écrivait pas que de la musique de surface.
Il allait au cour des nécessités scéniques de l'Opéra.
Pour La Folia di Spagna , il reprit la danse portugaise ( mentionnée
en 1577 par l'espagnol Francisco de Salinas ) non pour en tirer d'énièmes
variations - il partait sur les brisées de Frescobaldi, Lully, Corelli,
Scarlatti, Vivaldi, C.P.E. Bach puis Cherubini, Liszt et. Rachmaninov après
lui - mais pour muer la danse endiablée en un chant orchestral de morbide
joie et mélancolie.
Le souffle épique traduit également la conscience d'un monde culturel
en naufrage.
La Folia di Spagna porte la date 1815.
Cette musique devient un vertige. Le vertige des danses guerrières à
travers l'Europe, suivies inévitablement de la chute.
Vertige de la chute.
*
Certes,
cette chute se pare des atours de la légèreté. Musique
brillante, raffinée, toujours avec une pointe de désillusion sur
la brillance. Jeux d'apparence ne signifiant pas irrémédiablement
manque de profondeur.
Une forme extérieure virtuose peut abriter une implacable rigueur artistique
; le plus grand génie est celui qui se laisse ignorer. Les déclarations
bruyantes et emphatiques sont sans doute amusantes un temps, toutefois le génie
véritable préférera prendre le voile : sous le manteau
de Dieu* la présence doit se deviner.
Mozart souffre de sa facilité. Salieri souffre de son exigence. Les deux
connaissent un sublime aveuglement musical.
Quelquefois les aveugles d'art pressentent plus loin que ceux nourris de leur
seule vision.
Mozart et Salieri possédaient chacun cette faculté.
Alors pourquoi avoir retenu l'un au détriment de l'autre ?
Le destin tragique de Mozart émeut plus que la longévité
de Salieri - mais s'il n'eut pas été si vieux Beethoven ou Schubert
eussent été moins bien entourés à leur naissance
d'art.
En outre, la facilité de Mozart touche davantage que les ouvres parfaitement
maîtrisées de Salieri.
Or il arrive que la facilité se satisfasse d'elle-même, ainsi l'ouvre
verse dans l'ornière autosatisfaite. Mozart aussi se trompe ; La Marche
turque n'est jamais qu'une autocaricature.
L'opinion commune se détourne des artistes maîtrisant trop leur
art, il y a toujours soupçon de scolarité insipide ; et pourtant
le film Amadeus de Milos Forman est une ouvre superbe en dépit
de son extrême perfectionnisme.
Ce qui a manqué à Salieri, c'est la touche de démence qui
eût excusé son talent implacable.
La démence fait dérailler la mécanique élaborée
de l'ouvre vers des ailleurs incommensurables, inquiétants.
Les oeuvres de Mozart lui ont échappé.
Quant à Salieri, il se métamorphose en tonneau des Danaïdes
: éternellement il poursuit l'ouvre totale et chacune de ses inspirations
figure une quête à recommencer d'insatisfaction.
La conscience contre le déraillement.
Salieri a connu un drame essentiel. Qu'on ne s'illusionne pas : ce drame n'est
pas d'avoir été le rival historique de Mozart, mais d'incarner
le spectateur de la perfection recomposée de son propre art. Cette quête
ne pouvait que rouler, rouler désespérée en son âme.
*
Mozart a sombré, essoufflé de la démence perpétuée
de sa création.
Salieri a affronté son tonneau des Danaïdes, sachant qu'il l'écraserait
(devenu lourd comme le rocher de Sisyphe, tant il l'avait rempli) s'il
relâchait ses efforts.
Finalement lui aussi se trompa : ce n'est point le tonneau de la perfection
qui l'anéantit mais bien celui de l'Histoire.
Imaginons cette âme si consciente d'elle et cherchant l'évasion
dans la musique, musique également enfermée dans la cage d'un
théâtre, avec le public jouant les barreaux.
Rien que cette fatalité mérite la résurrection humaine.
Un artiste doit continuellement réinventer les légendes, jamais
s'en satisfaire.
Salieri, indépendamment de son ambivalence entre son secret artistique
et sa position d'artiste impérial d'Autriche a tenu à réinventer
les mythes transmis par Goldoni, Shakespeare, Cervantès.
Ses opéras sont donc une évasion mythologique.
La musique monte une marche de l'échelle de Jacob vers le voile divin.
Ebloui, Salieri met la main en visière, entrevoyant la lumière
divine sans jamais pouvoir l'atteindre.
Cependant, puisqu'il est un artiste, il avance : et de monter la prochaine marche.
Les artistes ont de terribles escaliers sur leur chemin de vie ; ils devront
les vaincre.
Les vaincus (gloria victis) avaient peut-être une légende plus
extraordinaire que celle des vainqueurs.
D'étranges perspectives peuvent se découvrir pour ceux qui osent
contempler le drame des foudroyés.
Fabien BELLAT.
Quincampoix, 23 août 2002.
*Nota : voir Salammbô de Flaubert. Sans commentaire.
NEC SUNT FACTA DEI
MIRA, SED ARTIFICIS. Ainsi parlait Ausone (v.310-385) en ses Epigrammes
sur des sujets divers. « Ce ne sont pas les ouvres de Dieu qu'on admire
mais celles de l'art » proclamé à propos de la vache du
sculpteur Myron.laisse bien percer un esprit apte à la provocante sagesse,
même au travers d'un insipide sujet.
Nombre d'auteurs Latins ont su accomplir cette prouesse ; prouesse que notre
époque s'acharne à réaliser au biais d'un pseudo-réalisme.
Catulle, par ses poèmes dont la vulgarité jamais ne s'applique
gratuitement mais servirait plutôt une recherche particulière.traduit
également les trésors plus ou moins méconnus que recèle
la littérature de sphère Romaine.
Qu'importent les Virgile, César, Cicéron.lorsque les Ausone, Plutarque,
Suétone, Lucien de Samosate, Lucrèce, Juvénal se tiennent
à notre portée. Non, l'érudition n'entre en rien ici. Seulement,
ces auteurs proposent une autre routine que la nôtre.
Une routine mythologique peut-être, grivoise à l'occasion, rébardative
quelquefois.mais une formation mentale apportant une vision autre, une altérité
sur les modèles culturels habituellement à notre usage.
Elitisme ? Niet, plaisir de la curiosité. Et ce défaut ne se repaît
jamais mieux que d'aliments rares.
Les Vies des douze Césars de Suétone avec la sentence «
Jusqu'ici j'ai parlé d'un prince ; désormais ce que j'ai à
rapporter est d'un monstre.»(XXII) à propos de Caligula.vaut son
pesant de Machiavel (bien sûr multiplié princièrement par
douze).
Pareillement pour Dion Cassus sur le même empereur : « Tous les
surnoms qu'Auguste, durant un si long règne, avait acceptés avec
peine et l'un après l'autre, Caligula les prit en un seul jour.»(LIX,
3).
Quant à Plutarque, en particulier pour sa Vie d'Alexandre , il remplace
favorablement tant de niaiseuses biographies de monarques X ou Y.
L'Eloge du parasite par Lucien de Samosate (119 ap.J.C.- ?) apparaît tel
un réjouissant jeu de massacre de la fatuité philosophique-tout
en en empruntant savoureusement la forme dialoguée.
En ce qui concerne Plaute ou Térence, ils pourraient sortir victorieux
de la comparaison avec Marivaux, Feydeau ou même Courteline pourtant déjà
bien acide : les littératures se rejoignent dans leur virulence, quel
que soit leur monde d'origine. Aussi, La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe
semble l'outil inégalable pour saisir la naissance des actuels cercles
vicieux politique-religion au Moyen-Orient. En ce livre, tout auteur conscient
trouve matière à conséquente extrapolation.
Tous ces ouvrages d'auteurs Latins, ou issus de la sphère d'influence
de Rome, écrits au départ en latin ou en grec, langue de Culture.s'affirment
comme une source remarquable, indispensable dans la connaissance que recueille
un artiste.
Il suffira de citer l'usage que fit Marguerite Yourcenar de matériaux
Latins assez secs tels Dion Cassus pour rédiger son très génial
livre Mémoires d'Hadrien, ou l'érudition quelque peu délirante
accumulée par Gustave Flaubert (souvent à partir des mêmes
sources utilisées un siècle plus tard par Yourcenar ) afin d'enfanter
son impressionnant et ambitieux roman, Salammbô.
De même avec sa Tentation de St Antoine où Flaubert a digéré
toute la théologie - ou hérésie - des milieux Christiano-latins
de l'Alexandrie du III° siècle après le Christ.
Connaissance d'ailleurs si titanesque qu'elle en suscite autant la jalousie
que la méfiance : quelquefois la source menace d'étouffer le sujet.
Qu'importe. Les secrets Latins valent la redécouverte.
Tout artiste se doit de posséder une tendance ocuménique. Que
certains participent à la résurgence des grandes heures de l'esprit
humain devient une forme enthousiasmante de fertilité.
Toutefois, jamais il ne s'agira de répéter les formes latines
de l'Ode, de la Vie, des Annales historiques telles quelles, plutôt de
se les assimiler en observant avec acuité en quoi ces auteurs nous parlent
encore à travers les siècles.
Rome n'a pas dit son dernier mot en 476.
Même après deux millénaires de Christianisme, la culture
latine antique continue de nous modeler. A nous de modeler ces secrets à
notre image.
Alors ils seront enfin part consciente de notre création, de notre esprit.
Fabien BELLAT, Henrri de SABATES.
Strasbourg , 5 août 2001