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Esthétique

 

Sur l'art propagande par Fabien Bellat

L'art propagande est vivant par Fabien Bellat

Eloge de l'art propagande par Fabien Bellat

Note castelliforme par Fabien Bellat

La chute de Chambord par Fabien Bellat

Esprit du regard par Fabien Bellat

Connerie et Pouvoir par Fabien Bellat

Normandie-Russie par Fabien Bellat

Les Maçons par F. Bellat et JCKL

Pour une cosmogonie de la poésie par Antonomase de Speyer

Réflexions sur la différence par Henrri De Sabates

Note théorique par Fabien Bellat

Néologistique par F. Bellat et C. Lemoine

Vive Salieri ! par Fabien Bellat

Secrets latins par F. Bellat,
avec la participation d'H. De Sabates

 

 

 

 

SUR L'ART PROPAGANDE

La propagande, pour s'en protéger, il importe de la connaître.
(H. De Sabates et F. Bellat)


         EN VÉRITÉ, la propagande est un art. Art de faire passer une idée, une thèse, une absurdité, une monstruosité, une révélation.
    La propagande est un univers.
    L'art en est un autre.
    Quelquefois, ces deux mondes s'avèrent n'en constituer qu'un seul.
    Des artistes sont l'incarnation de ce principe.
    Raphaël, Michel-Ange servirent l'Église.
    Eisenstein, Chostakovitch servirent l'URSS.
    Tous créerent à leur manière la peinture, l'architecture, la sculpture, le cinéma, la musique de propagande.
    Ainsi, ils réinventèrent un Art qui touche l'humanité jusqu'à la persuasion.
    La propagande semble plus que fanatisme et politique.
    La propagande est l'état suprême de la pensée artistique.
    L'art comme dictature sur un monde modelé par son esthétique est le rêve inavoué de tout créateur.
    Aussi, la propagande se créa t'elle presque dès la naissance de l'art. L'art appele un auditoire. La propagande fut le talent qui lui accorda le don de prophétie.
    Dès lors, les Dieux devaient régenter l'art sous peine d'en devenir les domestiques ; despotiser l'art par terreur que l'art s'invente de nouveaux Dieux.
    D'où le rôle ambigu - de toujours - de l'art propagande.
    Il est serviteur mais également maître.
    L'art propagande a besoin de ce qu'il sert, mais il peut lui survivre, à la différence de ce dont il était dépendant. La chose supérieure disparait et demeure seul l'art propagande.
    L'Athènes politique de Socrate et Platon a sombré mais restent les temples érigés par Périclès et le tragédies d'Eschyle, Sophocle, Euripide.
    L'oubli s'est jeté sur la justification religieuse de cet art propagande. Et, si on a encore l'art, on ne le comprend qu'à grand peine puisque s'est évanoui le visage propagande.
    De là, la seule vraie propagande, celle de génie et merveille, possède la valeur de l'ambiguité.
    La bêtise ordinaire conçoit la propagande comme un grossier message destiner à supprimer l'indépendance de pensée.
    C'est confondre l'agitprop de bas-étage avec la transmission de l'ordre de l'inspiré.
    Le seul grand art de propagande se révèle par un acéré double tranchant : la célébration...et la dénonciation inhérente.
    Célébration et dénonciation sous-jacente, pouvant parvenir jusqu'à la critique des moyens  même de la propagande, sont les visages authentiques de l'art propagande, visages se mêlant au point de ne plus pouvoir percevoir qui participe de l'autre ; quelle serait la réalité juste.
    Or, qu'importe la caricature de réalité puisque la propagande s'annonce tel un message immanent ; la dimension élevée de l'imaginaire propagé. Un imaginaire en étrange illusion venant se superposer au monde qu'elle souhaite modeler - allant même se fondre en lui afin de créer une (autre) entité complexe jusqu'à l'ambivalence, image imitée de la vie et la dépassant.
    Art / Propagande : une seule chose.
    Les artistes pénétrés de l'essence complète de leur art le savent.
    Tous les grands artistes ont réalisé de la propagande.
    Rubens et Titien trouvent dans les grandes puissances de leur temps plus que des mécènes princiers. Ils trouvent des justifications à l'intérieur de leur esthétique.
    Jules Hardouin-Mansart réalise à Versailles plus qu'une royale propagande mais la quintessence de l'architecture classique telle que sa famille la transmit au monde envoûté.
    La dimension binaire de l'art propagande élève-t-elle l'ambivalence au rang de système ?
    Si tout est illusion, alors cette illusion s'avère plus illusoire que tous les songes vaporeux.
    L'art propagande est l'exacte et inspirée synthèse d'une conception du monde qui cherche au-delà des simples apparences et utilise la rhétorique comme moyen d'expression approchant de l'ultime artistique.
    Le miroir vu en même temps que son envers, la vision simultanée du contraire et son complément ; l'art et les ressources de la propagande, la propagande et la création, tout se mêlant en une fabuleuse union.
    L'intégrité et la corruption, l'humilité et l'orgueil...
    Ainsi, l'image finalement assimilée sera loin d'être la seule compréhensible.
    De nouveaux sens se grefferont sur l'oeuvre propagande dès lors qu'elle s'imposera au monde.
    Les symphonies VII (
    Léningrad) et XI (1905) de Chostakovitch sont bien plus que l'apologie de l'URSS révolutionnaire : elles en sont la dénonciation ultime par un génie de l'art propagande qui devient alors la voix insoupçonnée de l'oppression d'un peuple.
    La chapelle Sixtine de Michel-Ange paraît être le paradigme de l'ordre divin et humain tel que l'Église Romaine le pense et l'impose.
    Derrière les apprences apologétiques et les codes figuratifs, l'image se révèle subversive ; les peintures s'animent et proclament le refus d'un monde sacrifié à l'au-delà, la présence charnelle s'insurge contre une vision désincarnée, d'un amour frigide comme le mausolée, de l'être humain.
    L'art propagande devient la meilleure antithèse-réponse de lui-même.
    En somme, lorsque l'image a capturé nos être, l'oubli peut se faire sur le visage propagande.
    On peut fredonner la symphonie
    1905 sans songer à exalter une épopée révolutionnaire.
    On peut accrocher au mur de sa chambre le poster de la main de Dieu auprès de l'Adam Sixtine sans pour cela adhérer à la foi catholique.
    Avec le temps, l'art propagande mue pour affirmer d'autres choix ; une liberté de choisir l'art propagande pour ses qualité propres...
    L'oubli ne signifie pas pour autant changement de nature.
    L'essence propagande persiste, elle survit à travers l'art et tyrannise a posteriori notre perception du monde.
    Le talent le plus vaste de la propagande est donc de s'estomper dans les brumes du néant - de se faire oublier, y compris sous le costume rutilant du chef-d'oeuvre universel.
    Ainsi Art et Propagande sont Un.
    Voici une des manières qu'a inventé l'homme de se proclamer alter ego divin.
    Et la conclusion ultime serait :
      - Cette oeuvre n'est pas de la propagande.
        Cette oeuvre est propagande.

          Fabien BELLAT
          Paris, 7 novembre 2001

 

L'ART PROPAGANDE EST VIVANT

 

Il est même entre funèbre et vivacité. L’art propagande aime à se survivre lui-même. Alors, il s'érige ses propres mausolées. Afin que son souvenir demeure présent, obsédant.
     
Dans la pierre, le marbre, le bronze : qu’importe. L’idée ne s’intéresse guère au choix du mode d’expression, seule l’impression achevée compte.
Dès lors, l’art propagande peut devenir délirant.
Sous la guerre froide, autant soviétiques qu’américains s’élevaient des mémoriaux ultracadémiques [1], en des lieux nommés Stalingrad, Treptow (Berlin-Est), Washington, Colleville (débarquement du 6 juin 1944)…
Ultracadémiques jusqu’à la vulgarité de l’anachronique.
     
Car l’art propagande tend à une finalité inavouable : continuer, perpétuer l'ère des colonnades, des allégories archi-symboliques, des rotondes gravées de rhétoriques sentences.
Cela même au temps du fantasme atomique.
Il en résulte une irréalité emphatique.
     
Un arrière-goût atemporel, se moquant de l’envahissante actualité, plongeant délibérément dans le passé et ses imaginaires.
Etrange, l’art propagande se choisit souvent une réalité autre que l’univers au sein duquel il se meut. Quelque part il semblerait une ultime croisade de l’art en une époque doutant de l’art, l’implosant.
L’art propagande constate l’implosion.
Mais il n’en prend pas acte.
L’art propagande tend plutôt à l’imperturbable – et sa stabilité se trouve éternellement en crise, en question, face aux évolutions irrémédiables.
Quoique de caractère morbide, puisque tenté d’entonner sa propre marche funèbre, l'art propagande est vivant.
      
Il veut vivre. L’art propagande se passe de nécessité pour justifier sa présence aberrante. Il se suffit de son existence, toujours apte à réapparaître lorsque une époque appelle ses étranges ressources esthétiques.
Aussi, l’art propagande persiste dans son renouvellement impossible, incroyable, quel que soient les mythes sans mémoire qu’il recrée.
Son sublime anachronisme révèle donc une perpétuelle, intolérable, renaissance.

Fabien Bellat
Colleville-sur-Mer [2], 2 juin 2002


[1] Télescopage de ultra et académique

[2] Mémorial américain du Débarquement en Normandie, filmé par Steven Spielberg dans Saving Private Ryan 

 

ELOGE DE L'ART PROPAGANDE.


I

L'art propagande vous parle



            Le spectacle de son propre vacillement inspire l'art propagande.
Voici un évènement vécu comme particulièrement historique : la Chute du mur de Berlin.
Entre 1961 et les images du peuple allemand jetant bas la muraille de discorde, le symbole a changé de nature. Or le symbole continue son existence - après l'oppression, il devient paradigme de la révolte spontanée.
Le Mur, dans la propagande, était un rempart dressé contre la contamination occidentale.
Bien faible message ; les murailles finissent toujours par exposer leur véritable nature carcérale.
La Chute du Mur a ainsi renversée aussi une propagande anémiée, la remplaçant par le mythe de l'effondrement pacifique du bloc soviétique. Ce mythe tient encore de la manipulation : a-t-on parlé de la sanglante répression de la contestation estudiantine à Bucarest ?
La propagande choisit ses cibles. Etre un peu plus conscient de cette réalité serait un moyen évolué de réagir à ses diktats. Hurler contre la propagande semble inutile puisque déjà c'est propagande. Tous ceux s'effrayant à grands cris de l'agit-prop ne comprennent-ils pas qu'ils en sont les meilleurs serviteurs ?
Dans l'Histoire, aujourd'hui, les artistes ont dû rencontrer la prépondérance des fabrications idéologiques. Ces créateurs ont quelquefois inventé des mythologies d'ambivalence, une vision esthétique murmurant contre le masque imposé.

( Bien qu'actuellement à Berlin, je ne parlerai pas de l'Allemagne entre 1933 et 1945. Je ne vois rien qui y mérite l'attention ; je préfère chez Speer la douloureuse conscience de sa culpabilité à ses colonnades démentes, sans la moindre ironie envers le sinistre dictateur. Quant aux films de Fritz Lang s'exilant ou des peintures d'Otto Dix désavoué, ils sont l'arE9 avec le mort canonisé.
Morbidité mystique du symbole. Les dirigeants se montrent, quel miracle, dans l'aura écarlate du précurseur - ils vont le rejoindre dans le caveau sous la tribune.
Le Mausolée dessiné par Schtioussev est peut-être le chef-d'ouvre longtemps espéré mais jamais reconnu du trop conforme réalisme socialiste. Ce monument reliquaire devient sacré au point d'oublier (nier ?) sa dimension morbide : l'art propagande répond à l'exaltation funèbre, un jeu de proximité macabre s'en instaure.
L'ouvre d'art se tait, sa présence écarlate agit.
                                                           
                                                                *

             L'art propagande apprécie installer ce genre de mythologie par la mémoire truquée.
L'art propagande se moque de la tradition pour la tradition.
L'Histoire, la tradition n'existent que comme prétextes à la réinvention d'art.
Fellini a réalisé des films dont le contexte doit être appelé historique : Satyricon, Amarcord, Et vogue le navire. Aucune de ces ouvres n'a une stricte réalité historique. Elles sont un fantasme, ce que veut dire Fellini sous le masque d'époque.
Après 1918, l'architecte régionaliste Louis-Marie Cordonnier (1854-1940) reconstruisit des villes entières ravagées par la première guerre mondiale.
Là où il existait des monuments classiques - à Armentières, Merville, Bailleul.- il substitua des architectures d'allure gothique ou baroque flamand du XVII° siècle.
C'était invention totale, mémoire purement artificielle, des faux historiques répondant au vou des populations de retrouver une mémoire urbaine. Quitte à fabriquer celle qui n'exista jamais.
Cordonnier a composé des monuments d'un art propagande construisant une France parallèle. Maintenant personne ne voit le mensonge, tant l'invention parait plus monumentale que la vérité.
On n'avait rien demandé à Cordonnier. De sa propre initiative, l'architecte imagina hôtels de ville et églises clamant un passé de pure fiction.
Les artistes aiment la propagande spontanée.
A un moment donné, ils peuvent réaliser une impossible synthèse entre l'art et l'image qui en demeurera : l'art propagande veille à assurer son présent, son avenir.en créant le passé nécessaire à cette édification.
Tous les dangers peuvent naître de cette impunité historique. L'odieux mais génial Goebbels le comprenait, lui qui entraîna tout un peuple derrière un monstre pris de délire exterminateur. Ainsi faut-il admettre l'art propagande et non la propagande ; acceptons l'invention des artistes, refusons la tentative d'hégémonie des pouvoirs.
      Devant l'Espagne de 1937, Picasso peignit Guernica. Devant la Corée de 1953, Picasso exécuta Massacre en Corée. Le peintre dit la persécution des peuples, même s'il avoue également une vision politique du monde.
Mais aucun parti ou leader n'a réclamé Guernica ni Massacre en Corée, la propagande (spontanée) vient de Picasso. L'ouvre d'art propagande exprime manifestement son refus du martyre humain.
Désormais l'art propagande attend son Picasso des autres peuples attaqués, de part et d'autre des océans.
Matisse, quoique non croyant, mit son art serein, vivant, au service de la foi chrétienne - sa création à Saint Paul de Vence autorise l'émotion mystique, au-delà des dogmes.
A nouveau, art propagande spontané.
Rappelons encore Bizet qui en 1873 composa son Ouverture dramatique Patrie, brillante marche orchestrale commémorant soi-disant une bataille d'indépendance Polonaise et exaltant surtout l'amour du pays meurtri par la défaite de 1871.Patriotisme.
Ainsi l'art propagande, pour l'artiste face au tourment du temps, se mue en inattendu emplacement de sincérité dans la parole créative.
Etrange lieu intime que cette dimension esthétique a priori au-delà de soi, monumentale.

                                                                 Fabien BELLAT.
                                                           Berlin, 17-19 février 2003.  


                                                

                                               II


          ( Note d'Erbefole : cet Eloge de l'art propagande est prévu comme un triptyque venant compléter et achever la réflexion initiée avec Sur l'art propagande et L'art propagande est vivant. Quoique Fabien ait aussi écrit à Berlin - et même à Berlin-Treptow, mémorial évoqué dans L'art. est vivant - le second volet, il a refusé de le diffuser. Pour lui, ce II doit attendre l'écriture du finale, allegro vivace.
Il nous reste donc à souhater qu'il achève le cycle, lui donnant sa cohérence ultime décryptant la tension éternelle entre art et propagande, surtout à notre époque, dans les heurts de ce monde, heurts que Fabien regarde et désigne à travers l'Histoire.)
e ? Certes. Seule la musique compte, l'ouvre et non le prétexte.
Connaître le prétexte a son utilité, puis l'ouvre s'impose en soi.
De même Bedrich Smetana trouve en Mà Vlast (Ma Patrie ; 1874-1879) sa suite orchestrale la plus épique, toute de douleur, de gloire, émotion retenue murmurant sous l'apparente grandeur.
Les compositeurs français et tchèques, à l'heure dramatique pour leur pays, ont puisé en leur âme le meilleur d'un art orchestral - pour écrire ce qui peut être considéré comme les fresques sonores d'un art propagande où l'art intervient en source de lyrisme révolté.


                                                              *

                   Sous l'Histoire, le créateur d'art propagande écrit son histoire.
Fellini, Schtioussev, Picasso, Louis-Marie Cordonnier, Matisse, Bizet, Smetana. sont quelques uns de ces noms d'un art propagande regardant d'abord l'humain, même avec le masque éloquent de l'Histoire.
Chacun de ces noms, au-delà de prétextes épiques, a su exprimer avant tout une vision personnelle, intime, perçant sous l'emphase détournée.
Ainsi l'art propagande, pour l'artiste face au tourment du temps, se mue en inattendu emplacement de sincérité dans la parole créative.
Etrange lieu intime que cette dimension esthétique a priori au-delà de soi, monumentale.

                                                                 Fabien BELLAT.
                                                           Berlin, 17-19 février 2003.  

                                                

                                               II


          ( Note d'Erbefole : cet Eloge de l'art propagande est prévu comme un triptyque venant compléter et achever la réflexion initiée avec Sur l'art propagande et L'art propagande est vivant. Quoique Fabien ait aussi écrit à Berlin - et même à Berlin-Treptow, mémorial évoqué dans L'art. est vivant - le second volet, il a refusé de le diffuser. Pour lui, ce II doit attendre l'écriture du finale, allegro vivace.
Il nous reste donc à souhater qu'il achève le cycle, lui donnant sa cohérence ultime décryptant la tension éternelle entre art et propagande, surtout à notre époque, dans les heurts de ce monde, heurts que Fabien regarde et désigne à travers l'Histoire.)


 

III

 

 

                                             Une Marche irrésistible

 

 

             Art parlant. Telle est la nature de l’art propagande. Pourtant l’art propagande n’aime guère parler de lui.

En vérité, il préfère négliger sa nature spécifique pour devenir oeuvre absolue.

Aussi, curieusement, devient-il difficile de détecter l’art propagande — subtile, cette création évite les tonitruantes fanfares, dont l’écho se perd vite.

L’art propagande préfère la solidité monumentale. Une solidité presque invisible dans le décor, cependant omniprésente. Toujours face à nos esprits, là où on ne saurait l’attendre.

Certains films marquants jouent de cette présence — le rire selon Ernst Lubitsch, avec Ninotchka moquant la sévérité soviétique ; la pompe grandiose et destructrice dans Le Cid ou La Chute de l’Empire Romain d’Anthony Mann ou le Spartacus de Kubrick, tous films où l’individu clame sa révolte des empires en délire.

Un autre cinéma semble moins d’art propagande : Derzou Ouzala (URSS, 1975) coécrit et réalisé par… Akira Kurosawa. Les studios Mosfilm, brillants organes de la propagande soviétique avaient eu l’idée de confier cet hymne à la fraternité humaine au génial cinéaste nippon — dans son pays comme en Occident, Kurosawa ne trouvait pas les producteurs qui aideraient à concrétiser son art formidable…

L’URSS prit donc ce rôle de mécénat auprès d’un des plus grands cinéastes du XX° siècle, comme elle le fit jadis avec Eisenstein, réalisant ainsi l’un des meilleurs gestes d’art propagande qui puisse être. Derzou Ouzala, loin de figurer un pensum, constitue hors des raisons idéologiques, un chef-d’œuvre, sur l’URSS [1] rejaillissant le prestige d’une belle œuvre, humaine, grandiose.

              Car l’important dans l’art propagande n’est pas la propagande elle-même, mais sa manière d’imaginer la vie.

              Ex aequo dans l’obligation de servir la tyrannie — ecclésiastique ou politique —

Michel-Ange et Chostakovitch [2] surent se créer leur jardin dans la propagande, inventant ainsi un art propagande victorieux des pauvres petits diktats du pouvoir.

Il semble préférable de s’inventer une propagande plutôt que de subir celle, pathétique, des dictatures.

De là, lorsque Aragon et Breton en 1952 s’opposèrent sur le réalisme socialiste (Breton écrivit alors Pourquoi nous cache t-on la peinture russe contemporaine ? et Aragon, mal à l’aise,

tenta une Défense et illustration intitulée Réflexions sur l’art soviétique) , les écrivains achoppèrent sur cette pierre de discorde, encore prisonniers des formes extérieures de la propagande — ce n’est que plus tard qu’Aragon développa son « mentir-vrai » dépassant l’obligation réaliste socialiste.

Quelque part la liberté enlevant la propagande aux despotes crée une inattendue composition.

             Viollet-Le-Duc, moins bridé comme architecte que sur les restaurations des cathédrales de Paris, Reims, Amiens…, lorsqu’il eût à relever de ses ruines le château de Pierrefonds pour Napoléon III, arriva à réunir archéologie et fantasmagorie monumentale.

Pierrefonds vu du dehors parait un authentique castel féodal, surréel dans sa perfection intacte. Toutefois la muraille passée, se découvre un palais plus que médiéval, songe aux façades mouvantes, espèce de décor d’un opéra gothique, summum de virtuosité architecturale où la science bâtie touche à la poésie, détail des sculptures allant jusqu’à discrètement railler le pouvoir.

Viollet-Le-Duc n’avait aucunement l’âme d’un serviteur : il ne construisit pas le château demandé, imposa son rêve, un songe insatisfait à ressusciter le temps des cathédrales mais le réinventant par lucidité et double sens, transformant Pierrefonds en art propagande d’une absolue étrangeté dans le monde industriel des locomotives.

             Un autre anachronisme rappelle l’art propagande : les peintures de Jean-Paul Laurens (1835-1921), L’Excommunication de Robert le Pieux, L’Interdit, L’Agitateur du Languedoc, Le Pape Formose ; Laurens devint par choix le dernier grand créateur d’un genre obsolète et déclamatoire, la peinture d’Histoire.

Or, Laurens ne fabrique pas des illustrations historiques usées. Chacune de ses toiles ou fresques épure la composition au maximum, en vue d’atteindre la quintessence du message : la dénonciation du fanatisme — il peignait cela dans une France asservie par l’Ordre Moral ; les délires religieux anciens rejoignaient le présent.

L’art propagande jamais ne dit un art mort ; l’art propagande joue du passé en dérivatif avertissant aujourd’hui ; la III° République le comprit bien qui fit de Laurens [3] son peintre porte-drapeau de la laïcité. D’ailleurs le cinéma emprunta également beaucoup à Laurens : les Jeanne d’Arc de Bresson ou Dreyer ont en certaines images repris ses conceptions.

Parfois la peinture d’Histoire, celle de Delacroix ou Laurens, n’est pas art propagande mort : le cinéma en est né, tel l’enfant illégitime issu de la composition et du mouvement.

L’art propagande s’adapte. Il change de support.

Son murmure continue, fissurant la pensée unique, la truquant, réinsufflant l’art dans la propagande.

                  Andy Warhol ne procédait pas autrement ; ses portraits si glamour ne sont pas autre chose que l’application des méthodes publicitaires au portrait académique.

David, autre peintre face à la puissance, put au coeur de l’Empire de Napoléon I°, brosser enfin les morceaux épiques imaginés dès la Révolution Française. Outre l’idée impériale obligée, la grande machine du Sacre de 1804-1809 est l’héritière directe du Serment des Girondins.

Effectivement l’art propagande parle par grandes images. Images quelquefois empruntées —l’origine appartient rarement à l’artiste, cependant le créateur d’art propagande la fait sienne, lui impose son esthétique.

Même Goya qui, sans l’invasion des troupes impériales, en serait resté aux soporifiques portraits officiels. Goya n’est jamais autant espagnol qu’avec la barbarie des armées d’occupation, les sévices fouettant sa macabre imagination. Le 13 de Mayo, plus que peinture patriotique est peinture révoltée, art propagande brandi en miroir à la répression.

Il faudrait aussi citer la photo de cet unique chinois contre les tanks de Tian-An-Men…

L’art propagande est en marche. Rien ne l’arrêtera.

Tant qu’un artiste saura retourner la bêtise du monde, l’art propagande propagera une vision universelle, entre lucidité et imagination.

Tout art tend à se répandre. L’art propagande a choisi la parodie dominante, l’art propagande continue de s’installer au cœur des choses et de les réinventer.

Pourtant l’art propagande retient de son époque seulement l’essentiel.

L’art propagande se moque de la périssable actualité.

Il veut l’éternité.

L’artiste capable d’art propagande est celui amplement fertile, génial, pour avoir son expression propre — et de la graver au fronton des agitations contemporaines, jusqu’à les modeler de son sceau.

Alors l’art propagande ne peut connaître de fin. Sa marche vit ininterrompue, parallèle au mouvement majeur de l’humanité ; voire même le contrecarrant par esprit de différenciation, mais toujours créant un regard extraordinaire.

Sa marche s’anime des noms de Michel-Ange, Goya, Viollet-Le-Duc, Kurosawa, Chostakovitch, Andy Warhol, Picasso…

L’art propagande n’est ni académique ni moderne.

Il est au-delà.

Il dépeint et transfigure toute l’humanité, de la souffrance à la gloire.

Ainsi l’art propagande se transmet, victime et complice, lucide et insurgé, au final créateur de toutes les vraies apothéoses.

 

 

                                                                                            Fabien BELLAT.

                                                     Moscou-St Pétersbourg, 13-15 juillet 2003.



[1] Nota : les studios Mosfilm eurent plusieurs fois cette tentation d’associer talents étrangers et soviétiques : Jacques Demy devait réaliser un film opérette, et Jean Dréville, sur un scénario de Spaak, Elsa Triolet et Constantin Simonov, fit un assez décevant Normandie-Niemen, ce qui prouve aussi la maladresse du genre du film de guerre : les ficelles y restent souvent trop grosses pour atteindre la finesse de l’art propagande.

[2] Ce n’est pas pour rien que Chostakovitch composa un cycle vocal sur des poèmes de Michel-Ange ; entre eux les artistes d’art propagande se reconnaissent.

[3] Nota : Victor Hugo et Auguste Rodin virent en Laurens un frère de combat — ils ne se trompèrent pas : Laurens fut un des seuls académiciens avec Anatole France à défendre l’innocence de Dreyfus. 

 

 

 

NOTE CASTELLIFORME.

( spéculation narrative )

                    Ayumi, je te dédie cette métaphore dont tu es presque la seule à connaître l'aboutissement d'écriture. Tu reconnaîtras l'énigme.


                       Les châteaux sont donc un nid à personnages (voir Ecrire les châteaux.).
Les prosaiques rêvent d'araignées au grenier, de fantôme du seigneur décapité à la Révolution.
Or, les châteaux dissimulent tout un monde de tentations, un microcosme théâtral et humain vers lequel tout converge.
Comme dans un roman ( cela tombe bien : le roman et le château sont des inventions à peu près contemporaines).
Pourquoi pas imaginer un livre castelliforme ?
Un livre aux accents mouvementés, dont même la structure dessine des créneaux, des tours, une ordonnance altière. Dans un château, décor idéal, on peut tout imaginer.
Contre la structure narrative de composition sèchement à la française que défendait Paul Bourget au début du XXème siècle, inquiet des romans déposés à la Tolstoï, il serait envisageable de réaliser non plus la stricte hiérarchie compositive ni la déposition par effet de touche ni la déconstruction opérée par le Nouveau Roman, mais un roman fonctionnant par enceintes successives, aux surfaces inégales, avec chacune leurs systèmes de défense propre, intégrés à l'ensemble.
Ces surfaces seraient diverses, munies d'un haut donjon (le cour du sujet) et d'espaces de transitions (les chapitres de respiration), sortes de pavillons de la parole romanesque.
Quelque part un roman comme une demeure castrale, cherchant une déclaration habitable, un crescendo dans le déroulement des pièces, de la réception-décorum jusqu'à la domesticité modeste, sans affectation.*
Ainsi, sous l'image du château, c'est un précipité, une synthèse d'univers que le castelliforme représenterait.

Fabien BELLAT.
Château de Balleroy, 23 juin 2002.

*Nota : ce que je recherche à réaliser dans le roman sur lequel je travaille.

 

 

La Chute de Chambord.

                                                                                 ( pour Stéphanie Bourdy.)


                                     Forêt muette. La vigie s'est endormie. Sur le pont, auprès de l'eau envasée, le château ne peut même pas se mirer.
Chambord allonge ses fenêtres aveugles ; personne ne regarde à travers les croisées.
Pas de soleil. Une seule lumière perce à travers le vitrail de la chapelle.
Château désert. Château abandonné.
Un bruit de pas sur les dalles, l'écho parmi les tours nombreuses. En ombre mélancolique, je contourne la courtine. Entre les cheminées gris-bleu et les hautes toitures aux lanternons jouant les phares borgnes, je suis une unique présence. Présence avec écho, sans parole.
Désoeuvré, l'oil porte loin. Du sommet du château, la perspective fuit rectiligne à travers la forêt.
Un tremblement parcourt les arbres. La poussière s'élève, bruyante, trompeuse, cachant ce qui arrive. Chambord se réveille à ce grondement tumultueux.
Qu'est-ce ? Au débouché du parterre surgit la masse brutale.
Des chevaux. Des cavaliers. Des hommes en armes. Une charge de cavalerie.
Une chevauchée fantastique courant sabre au clair, dans l'oil des bêtes et des soldats souffle une lueur démente.
L'armée fonce vers le château depuis longtemps désarmé, Chambord sans défenseurs, Chambord sans canons. Dans la course irrésistible, des chevaux hennissent d'effroi, des cavaliers tentent d'arrêter l'élan dramatique.
Trop tard. Les animaux en cuirasse sautent et sombrent dans le bassin, noyant avec eux leurs maitres si lourds d'acier, horrifiés dans la chute.
Face aux cris des noyés claquent les mousquets de ceux qui m'ont rejoint au faîte des tours. Dans la fumée, l'odeur de la poudre, le château blanc-bleu et vitraux verts devient un grand hurrah de victoire.
La bataille de Chambord n'a pas eu lieu.                                                                          

*

      
         Le prétexte historique ? Pas de prétexte historique.
Il faut surréaliser le récit ou film historique.
Assez des chasses de François Ier ou de Louis XIV décrites par un déroulement narratif valorisant l'art de la vènerie -- et tuant le plaisir de l'imaginaire.
Imposons l'arbitraire historique. Exprimons un imaginaire et faisons-le rejoindre un décor de l'Histoire - ici, Chambord.
Un décor doit devenir source non d'illustration laborieuse mais d'inspiration proclamée.
Prenons le lieu emblématique du château égaré au cour du bois épais, pour aller surtout hors du réel prévisible.
Ne décrivons pas François Ier devisant en compagnie de Léonard de Vinci : composons plutôt un autre imaginaire, inattendu, à partir du Chambord existant sous nos yeux.


                                                                         Fabien BELLAT.
                                                                  Chambord, 8 février 2003.


Note d'ERBEFOLE : sous ce III ème opus castelliforme, Fabien fait allusion  détournée aux films  Salomon et la reine de Saba ( USA,1959, réalisé par King Vidor), en particulier pour la fantastique chute dans un ravin de l'armée de pharaon, scène déjà mentionnée par Fabien dans sa petite Note Cinématographique . et  La Chute de Berlin (URSS,1949, réalisé par Mikhaïl Tchiaoureli) pour l'emphase baroque dans l'utilisation des véritables ruines de Berlin.

 

 

ESPRIT DU REGARD.

ou  Au-delà des insinuations et méprises sur le rôle des artistes.


           De temps à autre, je rencontre d'authentiques imbéciles. Ces imbéciles tiennent absolument à m'assurer avec une grandiloquence au marteau-piqueur que l'artiste est supérieur à tout et à tous, qu'il a tous les droits ( ils pensent à eux en disant cela) et que la supériorité artiste innée s'élève dans les éthers vaporeux si loin de la société.
Je leur ris au nez.
Une telle accumulation de poncifs devient d'une risibilité complète. Ces gens singent la pseudo-liberté artistique. Ils se réclament de la liberté : ils ne font que la souiller de leur bave précocément sénile. Nul besoin de gueuler après l'indépendance (en postillonnant sur son interlocuteur) pour être libre.
Le seul mérite que je reconnais à l'artiste est de voir. Voir pour la beauté, voir face à la laideur, voir pour réimaginer.
Voir pour détruire le cas échéant, et surtout reconstruire dans la prise de position inspirée.
Cette vision prend plusieurs facettes. Il s'agit d'abord du coup d'oil, donc savoir capter l'environnement qui vous entoure. Chaque lieu, naturellement, possède son atmosphère. Mais le tout est de le saisir ; quelquefois la véritable atmosphère se camoufle sous une autre plus évidente. Le rôle artiste semble bien de capturer cette vision hors de l'apparence première.
Par exemple, Chantilly parait une ville de moyenne importance, consacrée à l'élitisme hippique.
Personnellement j'ai plutôt ressenti l'orgueil désuet de Chantilly, avec le château et les écuries aristocratiques cherchant désespérément à continuer un décorum décomposé depuis longtemps.
Les deux approches sont proches. La première est à prendre telle quelle, elle ordonne l'obéissance. La seconde implique déjà un regard en perspective aérienne, saisir l'ensemble et observer à la jumelle le détail trahissant le naufrage d'une époque.
Un moment j'ai pensé au film de Jean-Pierre Mocky, Les Vierges, avec ce couple s'enfermant dans un château pour enfin faire l'amour sans être découverts par la famille ou la police.
Le château de Chantilly, dont l'allure hésite entre grandeur pédante et charme, m'a paru le décor parfait pour ce genre d'histoire.
Après les lieux, l'artiste devrait se mettre en position de regarder l'humanité qui y est attachée. Quelle que soit sa classe sociale ou sa culture l'artiste, dans son renouvellement, doit observer, s'étonner, comprendre, s'interroger sur toutes les personnes.
En fait, je dois confier que l'ignorance complaisante m'énerve, ainsi que la bêtise raciste ou du mesquin esprit de chapelle.
Pourtant, les gens aux horizons fermés nous ressemblent. Nous avons aussi leurs défauts, quoique d'une manière différente. Donc regardons-les sans discrimination.
Dans l'observation de société, pas la peine de sortir le bazar idéologique. Regarder avec sensibilité est déjà beaucoup. Plus encore que les lieux, la rencontre humaine attend un peu de compréhension - afin de mieux comprendre, garantie ensuite de la capacité de réinvention à sa guise, avec amusement, colère ou toute autre conception.
Ceci pour exprimer ma conviction dans le nécessaire regard humain.
Même s'il conduit à l'ironie, au rejet, à la tendresse. il est au moins hors des phrases faciles de l'ego paresseux et empli de suffisance niaise.
Contrairement à d'autres, je pense que l'artiste n'a pas tous les droits.
Contrairement à d'autres, je ne cherche pas à jouer les artistes martyrs ; je n'ai d'ailleurs que mépris pour ceux qui s'efforcent de se tailler ce rôle : on est martyr par le destin et non par caprice.
A l'inverse de certains, je refuse la débilité des insinuations impuissantes. Je laisse à ces individus leur paranoïa sournoise. Elle n'est que le symptôme pathétique de leur orgueil boursouflé, aboyant de panique haineuse devant chaque esprit de liberté vraie.
Je plains ces naïfs prisonniers d'un ego n'ayant de l'art que la défroque usurpée.
Pour ma part je pense l'artiste appelé à comprendre le monde. Tout art vivant l'est dans la compréhension assumée du monde humain.


                                                                       Fabien bELLAT.
                                                               Chantilly, 9 février 2003.


PS : Un ouvrage éminemment sympathique me parait correspondre à mon propos. Il s'agit de La Chine en folie, ouvre du grand reporter Albert Londres (1884-1932), regard amusé sur la Chine de 1922 et ses dramatiques méandres.


Note d'ERBEFOLE : quatrième opus de sa série castelliforme, ce texte de Fabien est lié à une réflexion commune avec Edwige Core qui elle aussi met en question les imbéciles confisquant l'art au service de leur bêtise vaniteuse. Fabien comme Edwige considèrent qu'il n'y a aucune raison pour les laisser dénaturer la générosité du travail artistique, qui est aussi d'aller vers les autres.                                           


 

CONNERIE ET POUVOIR

 

 

Même à Moscou la bêtise, que dis-je, la connerie crasse du gouvernement français arrive à m’indigner.

Hier [1] Matignon et consort refusaient la négociation, traitant les citoyens comme de la merde, bafouant le courage de professeurs soucieux avant tout de la mission d’éducation — rabotée par des réformes qu’improvisent des énarques ubuesques tout juste bons à fabriquer des formulaires en délire.

Du côté de l’argent, le baronneux Seillière (inusable courtisan glapissant son amour du pouvoir, lécheur de bottes plaquées faux or des ministériscules) dégoise à propos du système des intermittents du spectacle de « fric des travailleurs » -- comme quoi la culture devrait être interdite aux salariés, pour raisons d’économie ? Au passage, disons tout de suite que la culture doit être cotée en bourse pour plaire à la boursouflure patronale ?

D’ailleurs ce seigneuriscule, qu’y connaît-il aux travailleurs, lui qui toujours fut un exploiteur ? En fait le noblaillon patronard Seillières m’évoque irrésistiblement un patron de 1938 — à cette époque les maîtres d’industrie jouissaient de leur revanche sur le Front Populaire, hyènes en costume III° République acharnées à abattre toute ombre d’avancée sociale.

Seillières est de ce monde moraliste et profiteur. Cela arbore la même dégaine hautaine, l’identique morgue du faiseur d’argent méprisant moins riche que soi. Dans La Chute de Paris, le grand écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg observait les soubresauts d’une France pourrie courant vers le précipice de la collaboration avec les nazis.

La France de la connerie et du pouvoir actuels ne vaut pas mieux : plus que la pensée, plus que la liberté, plus que l’humanité, elle admire l’argent et la bêtise proclamés idoles parfaites.

Quitte à reprendre une terminologie politique d’autres temps, le spectacle contemporain parait déprimant : gouvernement et patronat ligués dans la haine de l’indépendance, la culture et l’intelligence.

Le sens critique ? Cela empêche de dominer. Donc encourageons la débilité comme dogme.

La connaissance coûte cher ? Aux immondices la culture.

L’intelligence ne dégage pas de bénéfices ? Au pilori la réflexion !

Quelle superbe logique de nazi relooké Wall Street.

Un Wall Street pauvre ersatz franchouillard de la débilité vorace, avare.

Bravo le gouvernement, bravo le patronat : en deux décrets et presque autant d’ukazes, vous prétendez balayer le peuple qui a fait Corneille et Molière. Un peu de courage. Bientôt vous oserez pisser au grand jour sur Hugo, Matisse ou Albert Camus.

Au passage, honte aux écrivailleurs suivant le déplorable exemple gouvernemental de la bêtisification rampante, ces discours déféqués de non sens prenant le passe-passe sémantique pour un acte politique, ces prosateurs trop heureux de pouvoir griffonner dans le langage à 10 mots hérités d’un tardif 1984

Que se passe t-il ? En 1789, 1830, 1848, 1870 les français bousculèrent les trônes suintant la vermine ; et la face du monde s’en trouva changée.

Faut-il rappeler les régimes politiques faits par les  peuples et non l’inverse… Un monde célébrant le mariage de connerie et pouvoir mérite un coup dans le derrière.

Peut-être ma jeunesse ne comprend pas l’apathie régnante — j’ai été trop élevé dans l’honneur et le courage. Aussi mon écriture devient commencement de conscience active.

Un auteur, ce me semble, s’il ne change pas le monde, tout au moins en redessine les contours.

Il se trouve que mon monde met à la porte connerie et pouvoir—ou mon univers s’empare d’eux, les dévore dans la recomposition épique.

 

                                                                Fabien BELLAT.

                                                            Moscou, 11 juillet 2003.



[1] Nota : 10 juillet 2003. D’ordinaire j’évite l’écriture d’articles à chaud, trop vite dépassés par l’actualité. Pourtant je diffuse quand même ce texte, lui estimant une certaine portée générale. 

 

 

 

Normandie-Russie


                                           Une petite anecdocte. Parti courir après un livre soviétique jusqu'à Mers-les-bains, presque à la frontière normande (seul un normand de naissance peut sérieusement avancer un concept aussi ridicule ; j'ai toujours aimé me moquer des frontières) je rencontre un décor aux façades effilochées. Décor apparaissant, disparaissant dans la brume.

       Erbefole anime trois rêves de Russie : celui d'Ilya Borodino, d'Alexandre Fontaines et le mien. Pour chacun quelque chose nous relie au lieu des coupoles dorées surmontées de l'étoile rouge.
Ici le vent bat et renverse. Insensible, le brouillard recouvre les bâtiments hibernants.
Personne. Une lueur unique brille dans la pseudo ville (une ville balnéaire ne peut tout à fait être une ville) désertée ; celle du bouquiniste de mes connaissances. Boutique tel un naufrage sur une grève sableuse. Grève toute peuplée de villas à vau l'eau. Cela respire le cercueil. Tout devient désuet. En résumé, je trouve mon livre - Histoire de la guerre civile en URSS, rédigé par Staline, Molotov, Gorki, Vorochilov.
Lorsque je referme la porte elle ne fait aucun bruit. La brume étouffe les ombres aux mouvements désormais comptés.
Détail ne n'émouvant guère. Depuis longtemps je suis habitué à vivre contre les atmosphères morbides. C'est la vieille histoire du tambour battant opposé à l'obscurité muette.
En haut de la colline, juste après le vertige d'une falaise, est posée l'église.
Pour l'atteindre il faut monter un long escalier aux marches cimentées, entourées de barrières branlantes.
Dans l'humide grisaille les marches suggèrent de successives apparitions minérales grises.
Si je regarde vers le sommet, vision d'une silhouette ramassée ; le clocher. Et un calvaire noir dans la pénombre.
Là encore vide humain. Sur l'éminence c'est un sanctuaire de requiem, comme les marches d'une exécution.
Sans trop de suggestion l'endroit se mue en polar. Ce qui va sortir de la brume sera un cadavre dégringolant marche à marche, de l'église assombrie à la falaise baveuse de traces écarlates.

Parce que l'émotion se domine mon oil se double de photographies.* Sans doute je regarde, surtout je transforme en images.
Flaubert incarne l'homme prisonnier de la région, ce voyageur prisonnier pourtant auteur du songe oriental Salammbô.
Une évasion à la Flaubert serait-elle toujours possible ?
La place oblige au regard mausolée. Cette église de briques pourpres ternies par la suie, cloches au son aigre contre le zéphyr maritime. je la refuse.
Pour cet escalier il faudrait un couronnement aux dômes pris de la valse d'anges musiciens.
Le brouillard ne pourrait disparaître, mais elle dévoilerait des bouleaux laiteux, troncs d'ivoire.
Des arbres ténus contre les villas décédées. Un bulbe polychrome orné du hiératique Pantocrator orthodoxe plutôt qu'un clocher acéré tel le scalpel d'un divin chirurgien.
Galets et falaises s'évaporent, ils ne se heurteront plus dans l'agonie suintante. Voir la ville aux bois et briques en dérive se couvrir de sable. Cette fin de Normandie prend plaisir à changer les fonds peints, théâtre qui pourrait s'enjoliver d'une steppe bruissante, à l'horizon un monastère aux coupoles brillantes.
Derrière les villas ces fenêtres peintes amènent une lointaine apparence.
Pourquoi demeurer prisonnier du lieu ? Changer le décor suffit.
Une brume, mer ventée, ville décomposée apportent l'illusion inespérée.
Pour cette fantasmagorie, nulle nécessité d'attendre le départ du navire.

                                                                 Fabien BELLAT.
                                                    Mers-Le Tréport, 26 janvier 2003

*Note : Erbefole prévoit leur diffusion ultérieure.  

 

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Les Maçons

 
    On dit que Joseph n'est pas un créateur. On dit aussi : "Fabien n'est pas un visuel".
Certes, les projets visionnaires - mais plus littéraires - ont ma préférence. Joseph, lui, favorise les expériences en images et en imagination.
Qualités antagonistes - ou complémentaires ?
Notre collaboration suit ce principe.
Nos personnalités, quoique différentes, se rencontrent pour ajouter leurs capacités réciproques.
Nous sommes comme des maçons.
Chacun apporte une idée - sa brique.
Autant dire des concepts dissemblables mais que nos discussions complices, amicales, finissent par allier puis fondre en réalisant un matériau unique, conséquence de nos mises au point successives cumulant les aspects positifs de l'intuition, la modelant patiemment en une créatrice alliance.
Donc, tous deux nous fournissons une brique.
Un parallépipède à tendance visuelle ou narrative...malaxé dans le creuset fertile de nos réflexions. Aussi nous les posons à la suite, liés par le mortier intellectuel, afin de former une muraille cohérente.
Lorsque nous atteignons la longueur désirée, nous établissons une assise supplémentaire.
Bien sûr, nous veillons à ce que la création reçoive la largeur de vue adéquate ; donc un mur stable, bien conçu, agencé, pesé, artistique en somme.
Du mur artisanal, nous passons au monument. Par notre alliance et entente, notre oeuvre parvient à atteindre ce stade. Si nous figurons des maçons, nous en sommes des consciencieux, réticents envers le délire de l'inspiration quelquefois inopportun ; des gens soucieux de la qualité de leur bâti - de leur création.
Cette étape, nous ne la craignons en rien. Déjà nos travaux ensemble tiennent du muret de jardin. Nos projets actuels envisagent de passer à la dimension de la maison.
Et pour l'avenir...un peu plus.
Alors nous incarnerons de vrais maçons.
Des maçons de l'art.

Fabien BELLAT
Joseph CHANE-KAÏ-LUAN
Étretat, le 3 juillet 2001

 

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Pour une cosmogonie de la poésie
 

    [La] revue [Expérimentalisme], et plus largement, la tentative Expérimentaliste, sont des ponts de cordes lancés par-dessus le gouffre de la Vanité. Le temps n’est pas révolu, où Rimbaud, dans ses Illuminations, pouvait écrire : « ‘‘Rien n’est vanité à la science et en avant!’’ crie l'Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout le monde. » A nous l’effort de substituer à la voix de cet Ecclésiaste moderne, une voix plus conforme à l'Ecclésiaste (le vrai, cette fois, c’est à dire celui de la Bible). Et gardons-nous, le moins provisoirement possible, de tomber dans le gouffre.
    Inventer des langages pour appréhender et comprendre, donner des définitions, philosopher, jouer les musiques et pratiquer l’art dans ces multiples dimensions, c’est avant tout la façon la plus radicale de s'approprier le monde en structurant notre espace de perception, mettre en place des repères pour rendre ce monde
ergonomique. C’est instituer une cosmogonie fugitive, et transcender cette absence apparente de signification, monstrueusement béante devant nous. Car le besoin de cosmogonie est le premier besoin vital. Besoin ressenti dès-lors que le moindre oui est rétorqué à la vie. Besoin auquel répond la Philosophie, la Religion, l’Art, et chacune des formes innombrables et souvent inattendues qu’ils peuvent revêtir. Le monde est une muse dont le corps parfait est couvert d’huile parfumée : Il nous glisse entre les doigts, et l’on en garde que le parfum.
    Le monde, ce gouffre, ne riment à rien. La Poésie doit parler de ce
rien, en faire son anti-matière, et le faire rimer de plus belle.
    Il s’agit ici de
vivre. L’athéisme total n’est pas humain. Erigeons donc une cosmogonie de papier, une cosmogonie de la Poésie contre la cosmogonie prémachée de la Communication, puisque les constructions mythologiques du scientisme contemporain ne nous satisferont jamais et que Dieu sera toujours boiteux. Remettons à l’ordre du jour le « dérèglement de tous les sens », et profanons les autels de la Communication, comme aujourd’hui sont profanés ceux de la Communion. Communiquer ! Le verbe de la transitivité affecté d’intransitivité : Moins qu’un néologisme, un clone, inutile ! Danser autour du gouffre de la Vanité comme nos ancêtres les plus lointains dansaient et chantaient autour du feu sacré : Voilà la volonté Experimentaliste. Et gare aux vestales infidèles : Elles sont enterrées vives!

Antonomase de Speyer
Dagneux, mars 2000
(éditorial de la revue n°2)

 

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Réflexions sur la différence
 

Il n'y a pas de beau, il n'y a pas de laid. Il n'y a pas de bon, il n'y a pas de mauvais. C'est à chacun de juger par soi-même, sans que l'on ne juge à sa place (ce qui malheureusement ne se produit que trop souvent). Et pour pouvoir vraiment juger quelque chose à sa juste valeur, il faut encore se défaire de tous ses préjugés, voir la chose comme elle est et la prendre comme telle, la chose en elle-même et uniquement elle.

Ainsi donc, il n'y a rien d'inintéressant vu que toute chose est une expérience nouvelle, unique en son genre, malgré toutes les ressemblances qu'il peut y avoir avec d'autres expériences passés : de la même façon qu'Héraclite a dit que l'on ne peut descendre deux fois dans le même fleuve, si deux artistes produisent deux oeuvres apparement identiques, chacune d'entre elles sera pourtant unique en elle-même car fait de la main d'un autre, avec un autre point de vue, d'autres expériences passées... Ou encore, si le même artiste essaie de reproduire quelque chose qu'il a déjà fait, il ne le pourra jamais du fait qu'il aura entre-temps vécu de nouvelles expériences, appris par lui-même de nouvelles choses, ce qui fait qu'il produira inévitablement quelque chose de nouveau, qu'il le veuille ou non et malgré toutes les apparences.

Nous  sommes des éternels apprentis et éternels créateurs.

6 milliards d'humains, 6 milliards d'êtres différents aux opinions différentes.

Henrri De Sabates
Canteleu, 1999

 

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Note théorique 

 
     L'idée qu'il existe seul
un Art parait largement spécieuse.
En vérité, l'art suppose le concept d'orientation, de direction vers une ou plusieurs attitudes : concision, cohésion, baroquisme, lyrisme...
Prépondérante aussi se situe la notion de classisme ; classique au sens de synthèse.
"Pas de classique qui ne soit économe de ses moyens, qui ne subordonne toutes les grâces de détail à la beauté de l'ensemble, qui n'atteigne la grandeur par la concision" selon la pensée de Maurice Denis.
Reste à s'entendre sur l'identité exacte du classique : il se trouve un classique serein comme un eutre triomphaliste, un autre encore fantastique ou fastidieux.
Dans le sens de synthèse, le classique peut incarner plusieurs aboutissements : celui lyrique ou austère, enlevé ou sec - tout est question d'orientation.
En soi, suivant la sensibilité du créateur, suivant la manière qu'il se fixe ou choisit afin d'exprimer sa parole sythétique.
Cela doit également tendre à la modernité comme à la reprise de la tradition.
Mi il ne faut jamais donner libre cours à la précipitation vers l'avant suivant le stupide préjugé de progrès.
Quant au regard sur le passé - une
résurgence - il devra parvenir à la rénovation : ni de l'académisme ni une détestable réaction, en somme une remise à neuf.
C'est-à-dire reprendre ce qui peut l'être en accord avec un esprit contemporain - ou à l'encontre, ce qui importe vraiment c'est la valeur esthétique de cette expérimentation.
Donc se tourner vers les formes anciennes dans l'orientation de synthèse classique peut être une réponse d'art ; à la condition de demeurer ouvert à toute possibilité de forme nouvelle qu'on pourrait entrevoir dans cet artistique questionnement.

Fabien BELLAT
Paris, 29 octobre 2001

 

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Néologistique

Comment reconnaître un auteur atypique ? Il a l’agaçante manie d’inventer des néologismes. Le complexe du néologisme relève de l’incurable névrose littéraire. L’auteur en est possédé, mû par une nécessité intérieure.
A moins que ce ne soit pour la pernicieuse jouissance de crucifier les puristes du langage…
Glauquisant.
poéticailleur.
délirifiant.
Les Ephémérides de Versailles contiennent ces barbarismes afin de réaliser un peu plus la tonalité baroquisante de l’ouvrage. Puisqu’une œuvre qui se fonderait uniquement sur un langage donné s’affirmerait incomplète, tout juste esquissée. Tandis que les Ephémérides tendraient plutôt à une effervescente résurgence langagière, fertile, et caetera.
Glauquisant : adj. Le caractère glauque d’un objet particulier. Ex : une atmosphère glauquisante
Poéticailleur : n.m. Se dit d’un poète à la petite semaine. Ex : ce poéticailleur a trouvé sa Juliette.
Délirifiant : adj. Qualifie ce qui se vautre dans les méandres d’une imagination malsaine. Ex : Mallarmé plus Lautréamont moins Valéry égale un mixer délirifiant.
Pourquoi créer des néologismes ? Pourquoi tant d’acharnement ?
C’est que l’esprit néologistique exige le refus de sacrifier aux idoles obsolètes. Il appelle la foi dans la renaissance du Verbe. Ce même au risque de son iconoclasme.
Faussevraiment, glosailler, anti-ire, essayiscule, versaillifier…
Autant de termes s’efforçant de continuer un substrat préexistant ; le néologisme pour compléter l’ancien vocabulaire, non pour le détruire. Face à l’afflux des errances sémantiques, nulle persécution possible, nul barbare patoisant à jeter dans l’arène…
Prêchons a contrario l’assimilation bienheureuse, l’exaltation de participer à la recréation du Verbe, le néologisme comme croisade contre la routine.
Halte à la stérilisation littéraire.
Haro sur les harengs saurs du langage déprécié !
Que ressuscitent les parlers défunts, que se lèvent les prophètes du roman, du récit, de l’ode, du sonnet, du drame, de la tragédie, de la satire…
Super-illusion de la glosaillerie où l’on sermonne sur une vérité reconnue, tel ce philosophe convaincu de l’illusion de toute chose, expliquant la douleur de la mort de son fils par une super-illusion. Le néologisme n’est pas tout. Instrument nécessaire, il ne saurait toutefois être considéré ainsi qu’une fin en soi.
La néologistique ne doit pas devenir une dialectique de plus. Le néologisticisme ne remplacera jamais le langage.
Aucun créateur ne pourrait légitimement en rester à ces épars bricolages linguistiques, de l’acabit, du télescopage, de la désinence… Encore faut-il qu’il sache l’intégrer à une manière, à un style abouti.
Pourtant, toujours le néologisme figurera l’eau muée en vin, face à la sécheresse ambiante et triomphante, il produira le don inspiré de la manne.

Fabien BELLAT, Clément LEMOINE.
Eglise St-Gervais, Paris, 7 août 2001

 

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Vive Salieri !
Ou La musique foudroyée.

(Pour Alex Fontaines, j'offre ce paradoxal hommage à un compositeur que peut-être tu découvriras.)

            « Jeune Mozart cherche son Salieri pour entretenir une longue relation de jalousie. »
Cette annonce, je l'écrivis pour des amis potaches désirant obtenir des déclarations surprenantes via les journaux publicitaires.
Mal m'en prit. Car une légende peut se cacher derrière une autre.
SALIERI : ce nom symbolise l'artiste officiel qui martyrisa et rejeta dans l'obscurité un authentique  et fulgurant génie.
Foutaises. L'Histoire et la petite opinion commune aiment trop les ragots élevés au pinacle.
Mais qui était vraiment Salieri ? Rappelons d'abord sa postérité ; Antonio Salieri (1750-1825) eut pour élèves Hummel, Schubert, Liszt et. BEETHOVEN. Salieri, s'il n'était point absolument génial a prolongé son ombre au XIX ème siècle en aidant à la naissance des plus grands musiciens du temps.
Ensuite, lorsque Mozart invita son collègue Salieri dans sa loge du Theater auf der Wieden pour lui faire découvrir sa Zauberflöte, les « bravo » et « bello » nombreux que Salieri émit au cours de la représentation, Mozart ne manqua pas de les signaler dans sa lettre du 14 octobre 1791 à sa femme.
Mozart et Salieri, deux compositeurs s'estimant réciproquement ?
Ce n'est pas l'image que retint Milos Forman pour son superbe et très faux film Amadeus, avec le remarquable F. Murray Abraham dans le rôle de Salieri. Trève de racontars. On sait pertinemment que Mozart connut Gossec lors d'un voyage à Paris vers 1762-1766 et, des années plus tard, Mozart pour son Requiem emprunta considérablement au très beau Requiem de Gossec.
Les deux ouvres s'interpénètrent, les idées traversent une époque pour connaître une synthèse éphémère, jusqu'à ce qu'une nouvelle et quintessentielle synthèse vienne remettre en cause la précédente.
 De même, la formation musicale de Salieri entre Italie (héritage de Tartini) et Autriche (dépassement du style de Florian Gassmann et Gluck) le prédisposait particulièrement à une synthèse des aspirations sonores du XVIIIème siècle.
Ainsi, ses opéras La Locandiera (d'après Goldoni), Falstaff (d'après Les Joyeuses commères de Windsor, Shakespeare) et Angiolina, ou Le mariage murmuré (d'après Ben Jonson) héritent de l'Italie mais lui tournent déjà le dos afin d'inventer une culture Européenne.
Avec en outre un Don Quichotte, Salieri traverse l'Espagne, suite à l'Italie vénitienne de Goldoni et l'Angleterre de Shakespeare ou Jonson.quelle curiosité ! Un artiste curieux ne peut être absolument mauvais.
Là, l'Opéra est sans doute la forme d'universalité intellectuelle la plus vaste ; l'exigence de Salieri quant à ses sujets  s'accompagne d'une ouverture géographique impressionnante même pour l'époque - puis jusqu'à un certain polyglottisme puisque Falstaff s'orne de passages en langue allemande tandis que le livret transpose l'anglais de Shakespeare dans le quasi obligatoire italien d'Opéra.
En cela, l'Opéra serait une réunion européenne inédite : qu'importent les spécieux impératifs diplomatiques lorsque l'ouvre se doit de fusionner plusieurs sources. Voici une guerre un peu plus intelligente que celle d'assiéger et raser telle ou telle place forte.
De la sorte, Salieri représente le compositeur ouvert sur le monde.
Le jeune Mozart ne pouvait que relever cette disponibilité, ce talent apte à maîtriser toutes les sources de par sa formation protéiforme et par une véritable personnalité artistique.
En vérité, les opéras de Mozart doivent beaucoup aux portes que ceux de Salieri ont enfoncé, pour le plus grand bénéfice de la musique.
Salieri a dégagé des perspectives, Mozart en a dessiné la toile de fond, en guise d'apothéose.
  .



           Plus que Salieri qui aurait prétendûment volé à Mozart, c'est Mozart qui a dérobé à Salieri.
Parce que Mozart a recueilli le plus beau dernier souffle du XVIII ème siècle et y a mis la plus extraordinaire et brillante clef de voûte - c'est-à-dire son talent propre - Salieri s'est vu dénié les clefs de sa gloire méritée.
Les légendes ont souvent la courte vue.
L'envers des légendes semble davantage épique que l'image polie habituellement contemplée. Qu'on me permette de préférer la rugosité des impostures historiques aux célébrités affadies assénées sur Mozart ou d'autres.
Certes Mozart tient de l'unique. Or, son unicité irradie mieux dès lors qu'elle peut être remise en cause. Malmener l'Histoire, c'est aussi retrouver sa saveur réelle.
     En quelque sorte, Gossec + Salieri = Mozart ; Mozart + sa culture musicale = XVIII ème siècle. Hérésies suivant les légendes autorisées selon lesquelles le génie apparaît isolé, rejeté de tous, créant dans la fièvre de sa soupente.
Mais voici que vous faites intervenir le spolié Gossec et Salieri le prédecesseur-butoir, voici que vous ramenez toute l'humanité musicale dans un génie.
Que faites-vous ? D'un génie-solitaire vous créez un génie-synthèse, celui le plus à même de s'élever au dessus de la fange de son époque.

                                                                       *

           Un auteur soviétique qui n'avait pas l'envergure de ses confrères Alexandre Fadéev et Ilya Ehrenbourg , V. Ajaev écrit dans son très conforme roman Loin de Moscou à propos d'un ingénieur envieux « Ah quel triste Salieri de l'Adoune fait-il ! »
Le soviétique discipliné se souvenait de Salieri. Le souvenir est beaucoup. Cependant il n'est rien s'il n'existe qu'en surface.
Salieri n'écrivait pas que de la musique de surface.
Il allait au cour des nécessités scéniques de l'Opéra. Pour La Folia di Spagna , il reprit la danse portugaise ( mentionnée en 1577 par l'espagnol Francisco de Salinas ) non pour en tirer d'énièmes variations - il partait sur les brisées de Frescobaldi, Lully, Corelli, Scarlatti, Vivaldi, C.P.E. Bach puis Cherubini, Liszt et. Rachmaninov après lui - mais pour muer la danse endiablée en un chant orchestral de morbide joie et mélancolie.
Le souffle épique traduit également la conscience d'un monde culturel en naufrage.
La Folia di Spagna porte la date 1815.
Cette musique devient un vertige. Le vertige des danses guerrières à travers l'Europe, suivies inévitablement de la chute.
Vertige de la chute.

                                                                    *

             Certes, cette chute se pare des atours de la légèreté. Musique brillante, raffinée, toujours avec une pointe de désillusion sur la brillance. Jeux d'apparence ne signifiant pas irrémédiablement manque de profondeur.
Une forme extérieure virtuose peut abriter une implacable rigueur artistique ; le plus grand génie est celui qui se laisse ignorer. Les déclarations bruyantes et emphatiques sont sans doute amusantes un temps, toutefois le génie véritable préférera prendre le voile : sous le manteau de Dieu* la présence doit se deviner.
Mozart souffre de sa facilité. Salieri souffre de son exigence. Les deux connaissent un sublime aveuglement musical.
Quelquefois les aveugles d'art pressentent plus loin que ceux nourris de leur seule vision.
Mozart et Salieri possédaient chacun cette faculté.
Alors pourquoi avoir retenu l'un au détriment de l'autre ?
Le destin tragique de Mozart émeut plus que la longévité de Salieri - mais s'il n'eut pas été si vieux Beethoven ou Schubert eussent été moins bien entourés à leur naissance d'art.
En outre, la facilité de Mozart touche davantage que les ouvres parfaitement maîtrisées de Salieri.
Or il arrive que la facilité se satisfasse d'elle-même, ainsi l'ouvre verse dans l'ornière autosatisfaite. Mozart aussi se trompe ; La Marche turque n'est jamais qu'une autocaricature.
L'opinion commune se détourne des artistes maîtrisant trop leur art, il y a toujours soupçon de scolarité insipide ; et pourtant le film Amadeus de Milos Forman est une ouvre superbe en dépit de son extrême perfectionnisme.
Ce qui a manqué à Salieri, c'est la touche de démence qui eût excusé son talent implacable.
La démence fait dérailler la mécanique élaborée de l'ouvre vers des ailleurs incommensurables, inquiétants.
Les oeuvres de Mozart lui ont échappé.
Quant à Salieri, il se métamorphose en tonneau des Danaïdes : éternellement il poursuit l'ouvre totale et chacune de ses inspirations figure une quête à recommencer d'insatisfaction.
La conscience contre le déraillement.
Salieri a connu un drame essentiel. Qu'on ne s'illusionne pas : ce drame n'est pas d'avoir été le rival historique de Mozart, mais d'incarner le spectateur de la perfection recomposée de son propre art. Cette quête ne pouvait que rouler, rouler désespérée en son âme.

                                                                   *

                Mozart a sombré, essoufflé de la démence perpétuée de sa création.
Salieri a affronté son tonneau des Danaïdes, sachant qu'il l'écraserait (devenu  lourd comme le rocher de Sisyphe, tant il l'avait rempli) s'il relâchait ses efforts.
Finalement lui aussi se trompa : ce n'est point le tonneau de la perfection qui l'anéantit mais bien celui de l'Histoire.
Imaginons cette âme si consciente d'elle et cherchant l'évasion dans la musique, musique également enfermée dans la cage d'un théâtre, avec le public jouant les barreaux.
Rien que cette fatalité mérite la résurrection humaine. Un artiste doit continuellement réinventer les légendes, jamais s'en satisfaire.
Salieri, indépendamment de son ambivalence entre son secret artistique et sa position d'artiste impérial d'Autriche a tenu à réinventer les mythes transmis par Goldoni, Shakespeare, Cervantès.
Ses opéras sont donc une évasion mythologique.
La musique monte une marche de l'échelle de Jacob vers le voile divin. Ebloui, Salieri met la main en visière, entrevoyant la lumière divine sans jamais pouvoir l'atteindre.
Cependant, puisqu'il est un artiste, il avance : et de monter la prochaine marche.
Les artistes ont de terribles escaliers sur leur chemin de vie ; ils devront les vaincre.
Les vaincus (gloria victis) avaient peut-être une légende plus extraordinaire que celle des vainqueurs.
D'étranges perspectives peuvent se découvrir pour ceux qui osent contempler le drame des foudroyés.

                                                                          Fabien BELLAT.
                                                                    Quincampoix, 23 août 2002.
 
*Nota : voir Salammbô de Flaubert. Sans commentaire.

 

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Secrets latins

          NEC SUNT FACTA DEI MIRA, SED ARTIFICIS.  Ainsi parlait Ausone (v.310-385) en ses Epigrammes sur des sujets divers. « Ce ne sont pas les ouvres de Dieu qu'on admire mais celles de l'art » proclamé à propos de la vache du sculpteur Myron.laisse bien percer un esprit apte à la provocante sagesse, même au travers d'un insipide sujet.
Nombre d'auteurs Latins ont su accomplir cette prouesse ; prouesse que notre époque s'acharne à réaliser au biais d'un pseudo-réalisme.
Catulle, par ses poèmes dont la vulgarité jamais ne s'applique gratuitement mais servirait plutôt une recherche particulière.traduit également les trésors plus ou moins méconnus que recèle la littérature de sphère Romaine.
Qu'importent les Virgile, César, Cicéron.lorsque les Ausone, Plutarque, Suétone, Lucien de Samosate, Lucrèce, Juvénal se tiennent à notre portée. Non, l'érudition n'entre en rien ici. Seulement, ces auteurs proposent une autre routine que la nôtre.
Une routine mythologique peut-être, grivoise à l'occasion, rébardative quelquefois.mais une formation mentale apportant une vision autre, une altérité sur les modèles culturels habituellement à notre usage.
Elitisme ? Niet, plaisir de la curiosité. Et ce défaut ne se repaît jamais mieux que d'aliments rares.
Les Vies des douze Césars  de Suétone avec la sentence « Jusqu'ici j'ai parlé d'un prince ; désormais ce que j'ai à rapporter est d'un monstre.»(XXII) à propos de Caligula.vaut son pesant de Machiavel (bien sûr multiplié princièrement par douze).
Pareillement pour Dion Cassus sur le même empereur : « Tous les surnoms qu'Auguste, durant un si long règne, avait acceptés avec peine et l'un après l'autre, Caligula les prit en un seul jour.»(LIX, 3).
Quant à Plutarque, en particulier pour sa Vie d'Alexandre , il remplace favorablement tant de niaiseuses biographies de monarques X ou Y.
L'Eloge du parasite par Lucien de Samosate (119 ap.J.C.- ?) apparaît tel un réjouissant jeu de massacre de la fatuité philosophique-tout en en empruntant savoureusement la forme dialoguée.
En ce qui concerne Plaute ou Térence, ils pourraient sortir victorieux de la comparaison avec Marivaux, Feydeau ou même Courteline pourtant déjà bien acide : les littératures se rejoignent dans leur virulence, quel que soit leur monde d'origine. Aussi, La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe semble l'outil inégalable pour saisir la naissance des actuels cercles vicieux politique-religion au Moyen-Orient. En ce livre, tout auteur conscient trouve matière à conséquente extrapolation.
Tous ces ouvrages d'auteurs Latins, ou issus de la sphère d'influence de Rome, écrits au départ en latin ou en grec, langue de Culture.s'affirment comme une source remarquable, indispensable dans la connaissance que recueille un artiste.
Il suffira de citer l'usage que fit Marguerite Yourcenar de matériaux Latins assez secs tels Dion Cassus pour rédiger son très génial livre Mémoires d'Hadrien, ou l'érudition quelque peu délirante accumulée par Gustave Flaubert (souvent à partir des mêmes sources utilisées un siècle plus tard par Yourcenar ) afin d'enfanter son impressionnant et ambitieux roman, Salammbô.
De même avec sa Tentation de St Antoine où Flaubert a digéré toute la théologie - ou hérésie - des milieux Christiano-latins de l'Alexandrie du III° siècle après le Christ.
Connaissance d'ailleurs si titanesque qu'elle en suscite autant la jalousie que la méfiance : quelquefois la source menace d'étouffer le sujet.
Qu'importe. Les secrets Latins valent la redécouverte.
Tout artiste se doit de posséder une tendance ocuménique. Que certains participent à la résurgence des grandes heures de l'esprit humain devient une forme enthousiasmante de fertilité.
Toutefois, jamais il ne s'agira de répéter les formes latines de l'Ode, de la Vie, des Annales historiques telles quelles, plutôt de se les assimiler en observant avec acuité en quoi ces auteurs nous parlent encore à travers les siècles.
Rome n'a pas dit son dernier mot en 476.
Même après deux millénaires de Christianisme, la culture latine antique continue de nous modeler. A nous de modeler ces secrets à notre image.
Alors ils seront enfin part consciente de notre création, de notre esprit.

                                                               Fabien BELLAT, Henrri de SABATES.
                                                                          Strasbourg , 5 août 2001 

 

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